On dirait sans doute que Tessa, elle n’avait pas une âme particulièrement aventureuse, dans le sens large du terme. Ce n’était pas l’envie de voyager qui manquait, plus que la volonté de faire le pas décisif entre l’envie, et la réalité. New York lui convenait très bien, qu’elle s’était souvent dit : c’était une grande ville, diverse partout où on allait. Ici et là, on n’manquait pas d’activité et la Dyer n’en avait jamais été réduite à l’état d’ermite qui préférait rester enfermée entre les quatre murs de son appartement, avec sa télévision ou sa solitude. Elle n’aimait pas la solitude, à vrai dire ; un fait qu’elle avait presque oublié pendant des années, avant d’être rappelée à l’ordre par l’aisance avec laquelle Aodren et elle s’étaient adaptés l’un à l’autre. Elle sortait, elle s’amusait, elle n’était pas fermée aux nouveautés et aux découvertes un peu loufoques. Mais depuis bien dix ans désormais, ces activités s’étaient limitées au même coin de monde. Elle n’se serait pas vue profiter de vacances toute seule, de toute manière : une part d’elle-même évidente maintenant, quand dans la vie de tous les jours, elle avait tant besoin de la compagnie de son colocataire, de son meilleur ami, même pour les plus petites choses. Elle n’était jamais partie en solo et à vrai dire, la blonde ne savait pas si elle devait être désolée ou envier ceux qui, eux, jugeaient des vacances en solitaire, indispensables pour ‘souffler un peu’. Ces derniers temps, Tessa n’s’était sans doute surtout pas rendue compte qu’elle avait besoin de souffler : prise dans la répétition inlassable de jours qui s’alignaient et se ressemblaient, elle n’avait pas vraiment cherché à prendre assez de recul pour se rendre compte de l’épuisement moral qu’elle se trainait. Comment s’en rendre compte, de toute manière, quand déjà dans la vie de tous les jours, la jeune femme se sentait flotter sur un petit nuage depuis quelques semaines, maintenant ? Retrouver Aodren après le travail avait déjà pris une tournure tout à fait différente, portée par un arôme délicieux, d’abandon total et de réconfort idéal – ils pouvaient enfin être totalement honnêtes l’un avec l’autre, sans l’ombre d’une hésitation et sans des mots nouant leurs entrailles et brûlant leurs gorges. A moins que l’Adkins, lui, ne soit intérieurement possédé par le désir de la larguer et qu’il ne trouvait pas la force de le lui dire. Elle n’avait pas l’impression d’en saisir les signes, Tessa, en tout cas ; et de son côté à elle, rien de ce qu’ils vivaient tous les jours depuis qu’ils étaient en couple, n’était à réécrire ou à modifier d’une quelconque façon. Le bonheur papillonnant de se sentir si bien avec lui, portait ses journées, rendait ses pas plus légers pour aller jusqu’au travail, et faisait s’envoler les heures pénibles au travail. Elle ne lâchait que trop rarement son téléphone, et on aurait même presque pu la blâmer d’être totalement dissipée ces derniers temps : elle l’était, sans l’ombre d’un doute, la seule faute qu’on lui reprocherait et qu’elle ne pourrait pas nier. C’était comme si elle était une ado, comme si elle n’avait jamais vécu ça auparavant, alors même qu’elle avait si souvent été persuadée de s’être éprise de quelqu’un. Peut-être que toutes les histoires comme ça étaient faites pour être différentes les unes les autres : celle avec Aodren l’était, sans aucun doute.

Tout ce sur quoi elle avait pu râler avant ce week end bien spécial entre eux deux, était devenu moindre et Tessa n’aurait pu qu’encore plus jurer qu’elle n’avait pas besoin de vacances. Heureusement, non ? Y’avait bien que les gens au bord du burn out qui avaient besoin de prendre des vacances loin de tout ce qui leur était familier, non ? Elle avait décidé d’essayer, de s’laisser porter, de suivre l’envie qui grandissait en elle, rugissant dans le torrent de ses veines, à mesure qu’ils en avaient de plus en plus parlé, tous les deux. Peut-être alors qu’avec le temps dont ils disposaient déjà, avant de se retrouver en route vers la Californie, Tessa allait avoir toutes les opportunités de changer d’avis trente fois. Sur le surf, sur les vacances, sur la destination, sur ce qu’ils pourraient faire là-bas, et sur encore beaucoup d’autres critères très variables. Une chose était sure sans doute, c’était qu’ils ne partiraient pas en road trip direction la Californie, à moins qu’ils n’aient deux mois devant eux, et la volonté de traverser le pays en long, en large et en travers, pour en découvrir chaque aspect : plus la distance à couvrir était longue, plus c’était tentant de s’égarer ici ou là, vers des zones sauvages, nouvelles et imprévues. Ils venaient de parler des Bahamas, après tout, alors même qu’ils avaient été censés rester focalisés sur les Etats-Unis, et le continent qu’ils connaissaient si bien. « Je parie que tu penses comme ça parce que tu m’as jamais vue sur des rollers. » et elle n’avait certainement pas envie de le mettre au défi sur ça : il y avait une raison toute simple pour expliquer pourquoi elle n’avait pas de roller tout court, Tessa. Ou pourquoi en dix ans, Aodren ne l’avait jamais vue glisser sur ceux-ci. Elle n’aimait pas ça, elle n’était pas agile ou habile de la bonne façon pour s’en sortir – pour la seule fois qu’elle en avait fait, plus jeune, c’était une chance franchement que la blonde n’ait pas fini avec le crâne fracassé contre un mur de la maison dans laquelle elle avait grandi. Il pouvait alors, dire jamais, vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué – mais sans être terriblement critique envers elle-même, Tessa savait déjà de quoi elle était capable. Et de quoi elle n’était pas capable. Et quand elle échouait quelque-part, se relever et réessayer, c’n’était pas son truc : irrémédiablement, ça laissait surtout dans son passé des mésaventures jamais vraiment envolées. C’était comme ça, et elle ne voulait certainement pas que le surf avec Aodren en soit une, un genre de frustration réminiscente pendant toute sa vie. C’était stupide, sans doute, hein, de penser comme ça, de vivre comme ça ; ça ne faisait probablement même qu’alimenter les incessantes indécisions et les doutes que Tessa avait sur elle-même. Et y’avait bien qu’Aodren, dans le monde entier, pour vraiment y croire. Il pouvait au moins être sûr de compter sur elle quand elle lui faisait des vraies promesses ; qu’elles soient honnêtes ou joueuses, Tessa était du genre à avoir une bonne mémoire à ce niveau-là. Quand ils parlaient de leur douche à venir, alors, de nettoyages intensifs et de plus encore, il pouvait être certain qu’elle n’oublierait rien de tout ça. Maintenant elle en avait envie, qui plus est. Pas au point de préférer délaisser la plage pour tout de suite sauter dans la chambre qu’ils partageaient, et où la douche n’était pas si grande, en vérité – ils allaient devoir se serrer pour bien la prendre ensemble, mais Tessa ne s’en plaindrait absolument pas. La mer à côté, ça semblait presque être trop grand, comme s’ils étaient déjà trop loin l’un de l’autre ; la Dyer ne se fit pas prier, donc, pour venir jusqu’à lui quand Aodren passa ses mains sur ses hanches, et qu’elle vint, elle, glisser ses bras autour de sa nuque. « Hm-hm, on est partis pour beaucoup de baignades… » songeuse, Tessa imagina tout le programme qu’ils avaient en tête ; entre les sources d’eau claire de Floride, et les Bahamas, c’était comme s’ils dégustaient là, l’avant-goût de ces vacances. « Et peut-être même que selon les endroits, on pourra voir sous l’eau… » qu’elle plaisanta, en remarquant qu’ici, l’eau n’était pas bleu azur et parfaitement limpide – rien que pour des raisons sanitaires, ils auraient vraiment besoin de cette douche, ce soir. « Peut-être que si on s’éloigne encore un peu, on peut éviter les courants de pipi d’inconnus ou de je n’sais quoi d’autre. » oh c’n’était certainement pas une légende urbaine, hein, les gens qui se vidaient la vessie dans la mer dès qu’ils rentraient dans l’eau froide et que le changement de température les taquinait un peu. Ça, c’était sans compter les enfants, aussi ; et sans se faire attaquer par un requin sauvage et un peu trop aventureux, peut-être bien qu’en quelques efforts, ils pourraient être encore plus tranquilles, rien que tous les deux.

La sensation d’enfoncer ses pieds dans le sable chaud ; celle de respirer un air marin ou de se baigner dans une eau naturelle. Le bruit de la mer, le cri des mouettes. N’pas avoir à regarder l’heure qui avançait, montre accrochée au poignet comme un incessant rappel des responsabilités qui revenaient toujours. Tant de choses dont Tessa n’avait pas su avoir besoin, avant qu’ils n’embarquent dans cette voiture, direction l’inconnu d’une liberté qu’elle n’avait peut-être jamais eue : pourtant, maintenant qu’ils étaient là tous les deux, à des centaines et des centaines de kilomètres de New York, c’était comme si elle avalait une grande bouffée d’air frais. Elle n’voulait pas rentrer. Pas maintenant. Et c’était tant mieux d’toute manière, puisqu’ils ne faisaient que commencer, et avaient encore devant eux de nombreux jours, pour profiter. Dieu seul savait ce qui viendrait après – ce que la rentrée leur réservait : la Dyer en tout cas, elle se souvenait avoir toujours commencé septembre, la lassitude au ventre. Ouais, elle n’faisait pas partie de ces gens particulièrement heureux de la fin de l’été et de l’arrivée immuable de l’automne. Heureusement, bien assez vite, Halloween se profilait à l’horizon en octobre, et ça la motivait assez pour des semaines. Mais en ce moment – ou peut-être depuis plus longtemps qu’elle n’avait pris la peine de s’en rendre compte – la blonde était trop épuisée, trop lassée par son emploi stagnant pour chercher le positif. Peut-être était-ce pour ça qu’elle n’avait jamais pris de vacances, alors ; d’peur de se rendre compte que son job ne lui manquait pas. Qu’au contraire, elle semblait respirer, ici. C’n’était pas compliqué, là, sur cette plage, elle avait tout ce qu’elle pouvait vouloir. La compagnie idéale, et à vrai dire la seule personne qui aurait pu la retenir à New York, pour quelque raison que ce soit – ou sans raison, même, sans doute. Elle n’irait jamais jusqu’à prétendre que si elle n’avait pas subitement pris de vacances pendant ces trois derniers ans, c’était parce qu’elle avait eu la conviction qu’Aodren ne l’accompagnerait pas. Ils pouvaient partir en vacances séparément, hein ? La vérité s’livrait probablement surtout dans tous les moments qu’ils passaient ensemble, la façon dont leurs regards se cherchaient, ou le besoin qu’ils avaient d’avoir constamment leurs mains collés à l’autre. Tessa elle n’se serait jamais imaginée quelques semaines cet été, à profiter d’un air nouveau, d’une atmosphère différente et d’un paysage beau comme celui des plages de Floride – ou plus encore, celles des Bahamas – sans son meilleur ami à ses côtés. Sans son petit-ami à ses côtés. Mais cette histoire de vacances, elle remontait évidemment à plus loin que leur couple : y’avait bien entendu eu une époque où elle n’avait pas eu envie de le laisser comme ça tout seul dans son coin pendant qu’elle s’amusait – tout un temps où elle avait mis sa vie sociale entre parenthèses, désireuse d’aider l’Adkins, ou d’au moins lui faire comprendre qu’elle était là pour lui. Ca n’avait pas été compliqué, ni particulièrement douloureux pour elle, parce qu’il était son meilleur ami, ouais, la personne avec laquelle elle avait toujours aimé passer le plus de temps, et aussi, celle pour laquelle elle était prête à déverser toute son énergie pour l’aider. Alors pour ça non plus, comme pour son job, elle n’avait pas particulièrement réfléchi à ailleurs, à d’autres horizons qui seraient nouveaux et différents. Elle aimait New York en soit, comme on aimait les choses grandioses et pleines d’activités desquelles on pouvait toujours parler avec fierté : y’avait rien à regretter dans le fait de vivre à New York. Et pourtant, elle était là, à découvrir que le différent était peut-être pas mal non plus.

C’était comme si elle découvrait qu’y’avait un Disney World dans ce pays, qu’y’avait les Bahamas à proximité, juste là, à quelques kilomètres de la côte de Miami : Tessa n’était pas particulièrement nulle en géographie, et elle adorait tous les dessins animés Disney – les seules excuses qu’elle avait pu se trouver alors, c’était que prise dans la frénésie de ses jours de travail, captivée par les rues de New York, rien d’autre n’avait eu d’importance. Elle n’était pas l’aventureuse par excellence, celle qui n’pouvait pas tenir en place – déjà là, pour des premières vacances depuis le début de sa vie adulte, certains diraient qu’elle n’visait pas très loin, ce pays dans lequel elle avait grandi et qu’elle avait toujours connu, rien d’autre. Beaucoup d’jeunes de son âge, de leurs âges à Aodren et elle, penseraient surtout à des pays lointains, comme le Sud de l’Amérique, l’Europe ou l’Asie. Eux deux, ils étaient juste là, à s’extasier de l’eau de mer de Floride comme s’ils avaient subitement changé d’univers et à s’dire, déjà qu’ils ne voulaient plus rentrer. Qu’est-ce que ce serait, le jour où ils découvriraient vraiment la Californie bien lointaine ? Ou plus encore, au-delà des frontières des Etats-Unis qu’ils avaient surtout en mémoire, pour aller plus loin ? Est-ce qu’Aodren pensait à retourner au Mexique, peut-être ? Il n’en avait pas parlé pour cette fois-ci, et avec toute la conscience dont elle pouvait faire preuve, Tessa tâtonnait autour de ce potentiel sujet afin de n’pas risquer de l’amener sur le ton de la conversation, sans faire gaffe. C’était pourtant un beau pays, c’genre d’endroit exotique et chaud par excellence, avec des palmiers, des belles plages, toute une culture dans laquelle elle pourrait se fondre, nageant comme un poisson dans l’eau dans une zone de monde où elle n’avait jamais mis les pieds. Mais c’était un territoire qui, presque ‘appartenait’ à Aodren ; s’ils devaient s’y rendre tous les deux un jour, ce serait parce qu’il l’aurait décidé, parce qu’il le voudrait, parce qu’il avait amené le sujet lui-même. Peut-être qu’il n’voudrait même jamais y mettre les pieds – et Tessa serait plutôt du genre à être la petite-amie prête à accepter ça, plutôt qu’à essayer d’forcer quoique ce soit. Elle n’avait pas non plus l’intention de le forcer à grimper sur une planche de surf, quels que soient les fantasmes qu’elle pouvait se construire en un coin de son imagination à travers tout ça ; mais peut-être bien que s’il essayait, un jour, quand ils iraient en Californie ou elle n’savait où d’autre, elle se laisserait tenter, elle aussi. « Aww, c’est romantique… Tu t’engages à me sauver des chutes, quoiqu’il arrive ? » elle le taquina, papillonnant des paupières avec un petit air niaiseux tout en lui souriant ; même avec la promesse d’Aodren lui tenant la main, il faudrait plus que ça pour qu’elle daigne mettre des rollers à nouveau. C’était un mauvais exemple, parce que vraiment, ça lui donnait encore moins envie que le surf – après tout, le surf, c’était une nouvelle expérience, contrairement aux rollers, et à tout ce qui accompagnait c’genre de folie. Même les mains du jeune homme la tenant fermement, n’la sauveraient jamais de la catastrophe. Elle lui faisait au moins assez confiance pour s’accrocher à lui sans la moindre inquiétude, alors qu’ils flottaient dans l’eau. Ses bras toujours enroulée autour de la nuque du brun, Tessa se laissait porter, n’ayant besoin ou envie de rien d’autre que du contact d’Aodren. Tendrement, doucement, elle glissa la pulpe de ses doigts le long de sa nuque, dans les boucles noires et humides qui lui collaient à la peau : des vacances en solo, comparées à tout ça, ça devait bien craindre. Non, jamais elle n’aurait pu et n’pourrait s’imaginer partir en vacances avec un Aodren avec lequel elle n’serait qu’amie, incapable d’être aussi proche de lui, sa poitrine pressée contre lui alors qu’elle riait en se blottissant dans ses bras, quand il les éloigna encore plus de la berge. « Je pense qu’on est à l’abris des pipis, là... » dans une œillade par-dessus l’épaule du jeune homme, elle sembla vraiment analyser le tout, « Et comme ça on est un peu en privé… » ne put-elle s’empêcher de relever, un sourcil arqué avec malice, avant qu’elle ne vienne goûter l’arôme de l’eau salée au creux du cou d’Aodren.