T’as perdu l’habitude de ce genre de trucs: te préparer pour un rendez-vous, prendre le temps de réellement t’asseoir à une table ou au comptoir d’un bar avec quelqu’un. Jusque là, tes sorties se résumaient à une partie de jambe en l’air vite fait bien fait, pas de questions, peu de commentaires, et on en parle plus. Étrangement, en parcourant la liste des profils Matchmaker, distraitement, t’avais eu envie de cliquer sur l'icône de sa photo pour en savoir plus. T’avais eu envie de voir ce qui se cachait derrière ces traits, tu ne pouvais pas le nier, fins et réguliers, pas désagréables à regarder. Alors t’avais déposé un coup de coeur. Sans vraiment y croire, sans vraiment vouloir en attendre quoi que ce soit. Au pire, tu aurais passé un peu de temps et ça aurait au moins eu le mérite de t’empêcher de penser pendant quelques instants. Ta journée s’est finie relativement tôt aujourd’hui alors t’as pu repasser chez toi et comme t’avais du temps à tuer, tu t’es dis qu’il n’y aurait rien de mieux que de t’attaquer au rangement de ta bibliothèque, cette partie de l’appartement que tu n’as jamais cessé d’alimenter, parfois au delà de la raison et  t’a été plus précieuse que ton frigo alors que tu fuyais tes émotions, le chagrin. C’est à la fois ton refuge, ton atelier, c’est là que souvent, les idées te viennent, d’ailleurs, souvent entre les pages d’un de ces livres que tu chéris tant. Au fil des années, tu as essayé toutes sortes de classements: par genre, par nom d’auteur, et puis les achats successifs t’ont fait perdre le fil, et tu as fini par décider que certaines choses ne devaient pas être trop rangées sous peine de briser leur charme et leur ‘magie’.

Les pages du roman avaient, une fois de plus, réussi à te captiver, te faisant oublier toute notion du temps. Assis par terre, adossé contre le mur, tu relis ces pages avec la même admiration pour la prose de l’auteur, tu retrouves des annotations, griffonnées un peu à la hâte à une époque où tu avais voulu entreprendre d’adapter l’oeuvre Tolstoïenne en ballet. Un projet qui n’avait jamais vu le jour et auquel, tout d’un coup, tu te surprends à vouloir redonner une chance. il faudra que tu t’y penches plus sérieusement, mais une vibration de ton téléphone, posé sur la table basse non loin de là, te rappelle que tu as quelqu’un à rencontrer dans ce bar - et qu’en plus c’est toi qui a proposé. Tu ne sais d’ailleurs toujours pas ce qui t’a pris, d’ordinaire tu attends que l’autre prenne l’initiative, ce qui en réalité est contraire à ta façon d’être, toi qui déteste perdre du temps et va plutôt droit au but, mais tu prends un peu des gants avec ces rencontres, avec l’idée de flirt en général, parce que tu as cette insidieuse impression d’être en faute en faisant ça, en te perdant dans les draps - parfois - d’autres hommes.
Après avoir marqué la page et posé le livre que tu avais en main sur le comptoir de la cuisine, tu enfiles ton perfecto et saisis ton portefeuille et tes clés, et franchis la porte, sans être tout à fait certain que c’est une bonne idée. Tant pis, tu verras bien, et puis ça ne t’engage à rien après tout.
Il est encore tôt, plusieurs tables sont encore libres - d’un autre côté, le jeudi n’est pas le jour où l’affluence est à son pic.. alors tu t’installes à l’une d’elles et commandes une bière. Par habitude, tu consultes ta montre; s’il est ponctuel, il ne devrait pas tarder à arriver. Tu lui envoies un message via l’application pour qu’il puisse te retrouver facilement.