En dix ans d’amitié, y’avait plein de choses entre Aodren et elle, qu’elle n’avait pas imaginé dans sa tête, Tessa. Probablement qu’elle n’s’était jamais imaginée finir en couple avec lui, tout simplement parce qu’il avait déjà été dans une relation quand ils s’étaient rencontrés – une histoire d’amour assez sérieuse pour qu’elle la voie elle-même se déployer juste sous son nez, l’Adkins débordant d’un bonheur dans lequel elle n’avait pas sa place. Elle n’avait pas eu envie d’y avoir sa place, comme une glue désespérée accrochée à lui qui attendait patiemment son heure. Les rapports qu’ils avaient eus n’avaient jamais été à propos de ça, et au tout début du tournant qu’ils avaient récemment connus, quand il avait été question de ces ‘plus’ qu’elle aurait juré être la seule à vouloir vraiment, la Dyer avait surtout décidé de s’taire. Que c’était ‘mieux comme ça’ quoique cela puisse signifier, au milieu de la vie qu’ils avaient commencée à mener tous les deux, avec leurs habitudes et leurs pratiques un peu bizarres, qui souvent, si souvent, avaient menacé d’échapper complètement à leur contrôle. Et tout autant qu’elle avait été perchée haut sur un petit nuage de bonheur – qu’elle l’était encore – depuis, à chaque fois que le brun se pointait dans son esprit ou dans son champ de vision, la blonde n’avait jamais imaginé l’inverse non plus. Elle n’avait pas cru qu’un jour, ils finiraient noyés par l’incompréhension, des deux côtés d’un épais plan de travail qui lui paraissait plus rassurant que gênant, en plein dans cette conversation. Non, évidemment qu’elle ne s’imaginait pas avoir besoin de s’accroupir derrière celui-ci à un moment ou un autre parce que son petit-ami aurait soudainement eu envie de lui balancer un vase dans la tronche, mais elle ne savait, pourtant, pas quoi penser de l’Aodren à qui elle avait été confrontée ce soir. Visiblement, il avait des quantités de reproches à lui faire, quand bien même tout ce que Tessa avait, elle, tiré de cette journée, c’était l’habituel des échanges qu’ils avaient toujours eus, des taquineries qui l’avaient souvent faite sourire jusqu’à ce qu’elle arrive à la maison, qu’elle saute au cou d’Aodren et que plus aucun téléphone, aucun signe venu du monde extérieur, n’aient la moindre importance pour eux deux. Et pourquoi est-c’qu’il lui faisait des reproches, hein ? C’était un peu comme quand c’était ses parents qui lui en balançaient dans la tronche, encore et encore, juste parce qu’ils pensaient s’exprimer, s’inquiéter de façon correcte, sans s’rendre compte de la façon dont elle pâlissait sous leurs yeux et s’effaçait complètement sous chaque gifle qu’ils semblaient lui balancer symboliquement dans la tête. Elle s’était recroquevillée sur elle-même encore plus que depuis qu’elle était rentrée, depuis que cette confrontation avec le brun avait commencée ; l’œil fuyard, la voix oscillant entre des fermes tentatives pour se défendre et des confessions à peine soufflées, c’était une chance qu’encore la Dyer n’ait pas perdu complètement la face. Elle savait faire, depuis le temps, garder contenance dans ces circonstances-là. Pourtant, cette fois-ci, c’était Aodren, c’était plus important qu’avec n’importe qui d’autre – et tout ça, plus parce qu’il avait été son ami depuis dix ans, que parce qu’il était son petit-ami. Et dire qu’elle se l’était dit, hein, que ça deviendrait trop compliqué, que peut-être leur relation toute entière pourrait dégénérer sur un p’tit rien, s’ils se mettaient en couple. Avait-elle eu raison, alors ? Tessa n’savait pas, elle n’avait pas voulu se poser la question jusqu’à être arrivée à l’appartement qu’elle partageait avec le jeune homme : mais avec l’attitude et l’accueil qu’il lui avait offertes, elle était juste, encore plus perdue. Perdue, c’était le mot ; et cette sensation la paralysant, rajoutée à l’impuissance, l’incompréhension, le regret, la culpabilité- le tout mélangé en elle est ce qui l’amena au bord des larmes, à préférer la retraite à une confrontation encore plus longue.

N’était-ce pas la première fois qu’il la voyait, avoir l’appétit coupé de la sorte ? Non, sans doute qu’elle l’avait déjà dit à de nombreuses reprises, qu’elle n’avait pas faim, le tout en grognant et bougonnant dans son coin. C’avait toujours été à cause d’une maladie quelconque, de quelqu’un d’autre – jamais une histoire, une gêne qui les avaient concernés de si près, tous les deux. Y’avait une première fois à tout, hein – mais peut-être que ce serait moins horrible si elle comprenait quoique ce soit de la tornade qui semblait l’avoir faite sortir de son corps, et assister à tout ça sans savoir quoi faire de mieux. Quoiqu’il ait pu se passer entre son être et son esprit, elle fut au moins ramenée à la réalité sous le contact de la main du jeune homme la retenant. Il lui fallut malgré tout, de longues secondes à Tessa, avant de réussir à lever les yeux vers lui – pas à cause de ce qu’elle avait dit, comme si c’était une surprise ou une révélation toute particulière. C’était surtout à cause de c’qu’il avait éveillé en elle, d’inhabituel et de paradoxal, de complètement opposé à ce qu’elle avait toujours connu avec lui, et ce qu’elle voulait qu’ils connaissent, pour toujours. Peut-être était-ce pourtant irréaliste, d’s’imaginer une histoire avec quelqu’un, d’amour, d’amitié ou de n’importe quoi d’autre, sans jamais y caser quelques prises de tête. Elle espérait, pour le coup que c’n’était ‘qu’une’ prise de tête oui, ce soir entre eux deux. Même si elle était la première à, il semblait bien, avoir complètement perdu pieds et le contrôle des ressentiments qui pouvaient la traverser. Elle n’était, au moins, pas dominée par la colère ou quelque rancœur que ce soit : ainsi, quand Aodren l’amena à lui, elle ne se fit pas prier pour venir se serrer contre lui – même quand il était en colère contre elle ou qu’elle était en colère contre lui, ou qu’ils étaient tous les deux oppressés par ces sentiments impossibles à exprimer, se réfugier dans ses bras était toujours aussi évident. Tessa en blottit son visage contre son poitrail, essuyant ses larmes dans le tee-shirt du brun, alors qu’elle passait ses deux bras autour de lui pour bien s’y accrocher, à cette étreinte. En essayant de remettre de l’ordre dans sa tête, elle se laissa aller à soupirer enfin, humant son odeur, yeux fermés, comme si en plus du reste, elle n’avait pas la force ou pas l’envie de croiser le regard du jeune homme. Pour quelques secondes en tout cas, le temps peut-être d’elle aussi, pouvoir reprendre contenance et n’pas paraître complètement ridicule, à pleurer pour des histoires qu’elle ne comprenait même pas. Pourquoi est-c’qu’elle s’était mise à chialer, hein ? Comme une soupape qui venait de lâcher, un élastique qui avait explosé dans un bruit claquant – ça n’avait pas été juste la goutte d’eau faisant déborder le vase de cette journée, c’était plus grand que ça. Aodren, il était sans doute jusque-là, l’seul à n’jamais lui avoir balancé des reproches secs et amers, pour quoique ce soit qu’elle avait fait. Ou essayé de faire. Mais comme pour ses parents, elle n’pouvait pas être en colère contre lui. « J’suis désolée aussi... » qu’elle articula après un instant, rouvrant ses paupières pour fixer le vide à quelques centimètres de là, pour répondre aux paroles du jeune homme ; il se sentait coupable, elle le savait, elle le sentait dans sa voix ou dans ses gestes. « J’ai jamais, jamais… jamais eu l’intention d’sous-entendre que j’te faisais pas confiance. » la blonde conservait aussi son côté dramatique pour la forme, appuyant bien ses mots. Et une fois qu’elle eut assez récupéré ses esprits, elle releva enfin la tête vers lui, une de ses mains se hissant pour caresser la joue d’Aodren, juste avant qu’elle ne se hisse sur la pointe de ses pieds pour lui offrir un doux baiser – celui qu’ils avaient habituellement bien vite quand ils se retrouvaient le soir, à la maison. « Qu’est-c’qu’y s’est passé aujourd’hui, hein ? » demanda-t-elle après de longues secondes, observant son petit-ami, parce que pour le coup, elle était vraiment concernée. Vraiment inquiète, même, puisque la façon dont les choses avaient tourné avait été inhabituelle, imprévue, nouvelle. Et s’il allait mal, il pouvait lui en parler, ouais, plutôt que de se faire des idées dans son coin à force de broyer du noir.