Assise sur le plan de travail, quasiment nue - oui parce que la pudeur, je connais pas - je balance mes jambes dans le vide tout en m’empiffrant du dernier paquet de gâteaux que j’ai pu trouver dans un des placards. Y’avait le nom de Diego dessus, mais il m’a volé un kinder bueno la semaine dernière, juste sous prétexte que ça portait son nom. Faut pas jouer avec la bouffe. Du coup, je me venge. Mon regard reste prostré sur les formes divines de ma conquête du jour, Nina, à moins que ce ne soit Mina, Lola, enfin un truc en ‘a’ quoi. C’est toujours mieux pour gueuler pendant l’orgasme un ‘a’ qu’une terminaison plus chiante comme charlotte par exemple, t’aurais bien l’air con à jouir en rimes en ‘otte’. Je divague et souris toute seule comme une idiote alors que la jolie brunette aux longues jambes me regarde en souriant. « C’est quoi ce sourire ? » Je hausse les épaules et saute du plan de travail pour la coincer contre l’ilot central de la cuisine. Y’a personne à l’appart, faut dire qu’on en a bien profité. Quand je peux, je profite de la journée pendant que les chats ne sont pas là, et ça évite de virer mes colocs de chambre pendant que je m’envoie en l’air avec une de mes conquêtes. Déjà mes lèvres retrouvent celles de la brune dont j’ai déjà oublié le prénom mais qu’importe, demain, c’est le goût d’autres lèvres que je viendrai goûter. Et par là j’entends une autre bouche, ne vous y méprenez pas. Mais quand j’entends les clés dans la porte d’entrée, je sens que ça va gueuler. J’ai laissé mon double dans la serrure pour pas qu’on soit dérangées. Je claque doucement la fesse de la brune avant de lui dire d’un ton joueur. « Va dans ma chambre je te rejoins. » Je cours alors jusqu’à la porte d’entrée pour retirer mes clés et ouvre la porte en me planquant derrière. Pas par peur qu’on me voit en petite tenue, juste pour faire la surprise à mon cher coloc, peu importe qui c’est. Paula et ses sourcils froncés, sont air renfrogné. Je lui saute dessus, jambes autour de sa taille non sans la déséquilibrer et mes bras autour de son cou. Je la dévore de bisous tel un petit koala en manque d’affection. « T’as passé une bonne journée ? Va pas dans notre chambre hein, je me suis pas débarrassée du paquet. » Je descends et lui offre un très large sourire, mine de rien. « T’es motiv pour aller faire des courses ? J’voulais pas y aller seule, et putain j’ai plus de gâteaux je vais mourir ! Je m’habille, je vire le paquet et on y va ensemble ? » Elle boude encore, mais pourquoi elle boude encore ? Je m’essaye à une vieille phrase espagnole qui ne ressemble à rien et enfin un sourire sur ses jolies lèvres. Victoire. Sans attendre je file droit dans la chambre pour m’habiller et se faire rhabiller Nima, Mina, Lola ou Santa Barbara, peu importe comment elle s’appelle. Ce soir, on est jeudi, c’est soirée colocs, on a les courses à faire, et c’est moi qui invite ! Je peux bien faire ça…

Journée de merde. Diego est resté au foodtruck pour jouer les Cendrillon. Ouais, ouais, par là, on entend qu'il récure les plaques et les friteuses inutilisées avec son tablier en forme de cœur, ses gants roses et son balai brosse sur fond de single ladies. Paula a pas franchement tenu à assister à cette déchéance (le costume de hotdog géant, c'est déjà beaucoup pour son cœur cardiaque...), alors elle s'est barrée fissa avec le reste (lisez tout le stock) de pains, de saucisses et de condiments dans les bras. Ce soir, c'est hotdog pour toute la coloc. A défaut de les vendre, ils seront au moins mangés. De cette façon, ça donne au moins l'illusion d'avoir écoulé les stocks : c'est plus facile pour vivre dans le déni ensuite. C'est confortable, le déni. Ça paye pas les factures, okey, mais ça a un truc réconfortant. C'est aussi tout ce qu'ils ont, en fait. Ça, et leurs yeux pour pleurer. Paula pleure pas, non. Paula fait la gueule. C'est comme ça qu'elle extériorise la tristesse. On va dire.

Quand elle enfonce la clé dans la serrure et que ça refuse de tourner, elle maudit la famille de Jordan sur les 350 dernières générations. Soyons honnête, c'est forcément Jordan. Les autres sont tous entrain de bosser. Elle lâche un soupir guttural au ciel et se met à jurer (maugréer) en espagnol. Une mamie porto qui passe dans le couloir la dévisage, et ça lui fait direct fermer sa gueule. Tant mieux, parce que la porte s'ouvre et laisse échapper une Jordan de type quasi-nue. De type je-te-saute-dessus, aussi (sans mauvais jeu de mots). Paula la rattrape comme elle peut, se raccroche à l'encadrement pour ne pas que ses fesses aillent embrasser le sol. Son nez se retrousse et son front se ride face à la démonstration d'affection. La blonde est trop tactile. Et trop à poil. Ni l'un ni l'autre ne serait un problème s'ils n'étaient pas combinés ensemble. C'est chiant. Ça lui donne presque envie de laisser poindre la bonne humeur. Et de baisser le regard.

T'as passé une bonne journée ? « Ouais. » Une bonne journée, c'est juste une journée où il pleut pas, dans le langage Paula. On apprend à relativiser le degré de merde qu'on subit. Jordan descend enfin de son perchoir, et son grand sourire lui donne doublement envie de laisser poindre la bonne humeur. D'un autre côté, ça l'énerve, de savoir qu'il y a quelqu'un qui squatte encore sa chambre. Son lit, p't'être même. Alors son visage campe sur ses airs les plus blasés. C'est l'intention qui compte. « D'accord. Mais pas d'argent à moi. » Son accent est tout écorché. Paula comprend l'anglais mieux qu'elle peut en faire des phrases, c'est bien connu. Et c'est pareil pour Jordan avec l'espagnol, faut croire. La tentative est mignonne. Jordan est mignonne. Un sourire débile tire les commissures de Paula vers le haut alors qu'elle rentre dans l'appartement et dépose ses deux sacs sur le comptoir.

L'hispanique se jette dans le canapé telle une otarie plongeant sur la banquise. « Jordan ? » Le r roule sur le palais. Elle beugle pour qu'on l'entende de l'autre côté de la porte de la chambre. Ça fait bien dix minutes que la blonde a disparu derrière. « Vous faites pas ce que je pense vous faites ? » Ca lui ressemblerait bien, de remettre le couvert. Rapidos. Juste avant de larguer le paquet en deux deux. « Toi avoir du mal à trouver le trou ou quoi ? » Ça crie toujours plus fort. Parce qu'elle en a marre d'attendre. Que c'est drôle, d'embarrasser Jordan. Et que Subtilité, c'est son troisième prénom. Après Grincheuse et Branleuse. « Dépêche. Sinon le tiramisu peut pas prendre. » Le tiramisu aura pas le temps de prendre. Ce soir, Paula est d'humeur à faire de la pâtisserie. C'est pas souvent le cas. Mais quand elle s'y met, gustativement, ça relève de la huitième merveille du monde. Faut dire que comparé à la malbouffe qu'ils ont l'habitude d'ingurgiter le jeudi soir, tout a des allures de huitième merveille du monde.

C’est incroyable quand même, comment font les gens pour râler, bouder, grogner toute la journée comme le fait Paula ? J’ai du mal à comprendre réellement le principe parce que franchement, ça sert à rien, autant profiter un max de la vie, c’est quand même plus agréable. Mais bon, je suis pas du genre à faire la morale, je préfère encore prendre mon courage à deux mains pour arriver à faire sourire ces gens là. « D'accord. Mais pas d'argent à moi. » Son accent et ses soucis pour parler anglais me font beaucoup rire, enfin là je me contente de sourire, je voudrais pas qu’elle pense que je me fous de sa gueule. « Je sais chaton, t’inquiètes c’est moi qui régale ! » Une phrase qui a du sens, avant que j’aligne quelques mots en espagnol et que - j’en suis certaine - ça ne ressemble à rien. Je file rapidement demander à mon invitée de se rhabiller mais cette dernière ne l’entend pas de cette oreille. Faut dire qu’elle est tellement jolie que c’est compliqué de lui résister. « Jordan ? » « C’est qui exactement ? » « Ma coloc, enfin une de mes colocs. Tu devrais te rhabiller. » Mais ça n’a pas l’air de déranger la demoiselle et déjà elle fond sur mes lèvres. « Vous faites pas ce que je pense vous faites ? » Je souris malgré moi contre les lèvres de ma conquête, et Paula finit de m’achever avec la phrase qui suit. « Toi avoir du mal à trouver le trou ou quoi ? » Et là je ris, parce que je peux pas m’en empêcher. Elle est en train d’essayer de me casser tous mes espoirs de quoi que ce soit avec la brunette. « Dépêche. Sinon le tiramisu peut pas prendre. » Je m’arrête net et balance ses fringues sur Nina, Mina, Lola ou qu’importe, et enfile rapido un short en jean et un débardeur avant de sortir en trombe de notre chambre, tant pis si l’autre est à poil à l’intérieur. « Tiramisu ? Tu vas faire un tiramisu ? » Mes yeux pétillent et je saute sur le canapé pour bisouiller grumpy. « Oh putain j’ai faim ça y est ! Allez bouge tes fesses ! » Je me redresse et et ma conquête est là à nous regarder en plissant les yeux. « T’es une adepte de la polygamie ? » Je ris, un peu bêtement. « Ouais, on va dire que c’est ça. Désolée hein, mais j’ai des trucs à faire tu vois… » Je grimace un peu et m’empare de sa main pour la raccompagner à la porte. « Mais c’était cool, merci d’être passée ! » Le truc le plus impersonnel qui soit. « On se rappelle ? » « Ouais carrément ! » Sauf qu’elle a pas mon numéro, au pire elle repassera par MatchMaker et je l’ignorerai, comme 95% des autres avant elle. Rares sont celles avec qui je couche plusieurs fois. Une fois la brune dégagée, j’enfile une paire de vans qui traînaient là avant de me rendre compte qu’elles sont trop grandes pour moi, ça doit être celles de Diego. J’enfile finalement les miennes quand j’entends mon ventre gargouiller. « Voilà c’est malin. » Je soupire et file dans la cuisine chercher le paquet de granola entamé un peu plus tôt avant que Paula ne rentrer à la maison. « On y va ? » Nous voilà parties pour faire ces fameuses courses, et je prends le bras de Paula avant de frotter mon nez sur sa joue comme un petit chaton. « Pour ton information, j'ai jamais de mal à trouver le trou, d'ailleurs en général c'est plutôt lui qui me trouve !» Je ris comme une enfant et sautille presque à l'idée d'aller faire les courses pour que Paula puisse nous faire son fameux tiramisu. Elle ne l'a fait qu'une fois mais je crois que je pourrai mourir pour ça.

Paula ne peut pas s'empêcher de sourire discrètement face à l'engouement de Jordan. La simple mention d'un tiramisu aura suffit à la blonde pour la faire abandonner sa conquête. L'espagnol reçoit le report d'attention avec joie. Quand il vient de Jordan, c'est souvent avec joie, d'ailleurs. Ses mains se posent sur les joues et elle dépose à son tour un smack. Sur les lèvres. Parce que ça dérange pas vraiment, que c'est innocent, et qu'en plus, ça paraît toujours très naturel, comme geste, entre elles deux. « T'es vendue. » Paula articule avec son accent en lui envoyant une pichenette sur le front. « Je me lève, je me lève... » Elle cède gentiment mais rechigne à bouger de sa position allongée. D'autant que l'autre meuf débarque au beau milieu du salon oklm. Paula soupire. Le regard monte brièvement au ciel. Ses phalanges s'emmêlent au niveau de ses clavicules alors que Jordan se redresse. A aucun moment elle n'intervient dans la conversation. C'est tout juste si son visage tourne en direction de l'inconnue. Le sourire est redevenu un simple mythe et a laissé sa place à son air de blasée habituel.

Pendant que Jordan s’attelle à jeter la random, Paula se dirige vers le frigo. Susie a dû laisser une liste de courses sur la porte. Elle plisse des yeux. Son nez est à deux centimètres d'une feuille qu'elle ne constate être qu'un coupon pour une pizza gratuite. Ça doit être l'autre. Machinalement, elle attrape le morceau de papier et le fourre dans sa poche. Un ventre gargouille derrière elle, une remarque vole. Paula lève les mains en signe de reddition. « Pas ma faute ! » Ses talons pivotent sur eux-mêmes, et elle se retrouve rapidement en face de Jordan, qui engloutit les restes d'un paquet de... Biscuits. Les granolas de Diego, elle déduit. Le seul truc qu'il restait dans les placards, ce matin. « Nous aller. »

Un petit rire fait vibrer les lèvres au contact du nez qui brosse sa joue. Ça chatouille. « Je pas douter de tes talents. » Paula en a fait l'expérience. Et en matière de cul, Jordan cumule pas mal de pratique. Faut dire que les nanas pleuvent littéralement dans son pieu. A début, l'espagnole se demandait comment c'était possible. Quand elle est elle-même tombée dedans, elle a arrêté de se poser la question.
La porte est fermée derrière. Bras dessus, bras dessous, sans demander l'avis de Jordan et par pure habitude, Paula enclenche la marche en direction de la supérette, à l'angle du bloc. Elle y a p't'être amené la blonde une fois, ou deux. C'est là qu'ils ont l'habitude d'aller avec Diego, en tous les cas. Les produits sont à la limite de la date péremptoire, mais osef. Y a que les prix cassés qui les obnubilent. Et tant pis si on se retrouve vissé sur les chiottes pour la semaine à venir (à leur défense, ce n'est arrivé que deux fois). « Au fait, c'est quoi polygamie ? Le truc elle parlait tout à l'heure. » Ouais, ça l'intrigue. Elle pouvait pas franchement lâcher la question comme une bombe au beau milieu de leur conversation. « C'est méchant ? » S'il y a bien une chose que Paula s’attelle à parfaire, c'est son dico des insultes. Alors à l'occasion, si elle peut renouveler son stock, elle dit pas non. Et au pire, ça fera toujours un nouveau mot d'appris. Elle se voit déjà fièrement l'utiliser dans une conversation avec Diego. Polygamie. C'est classe.

« Nous aller. » Je souris face à la conjugaison de la brune. « On y va. » Elle me regarde et je continue de sourire. « C’est comme ça qu’on dit, on y va, et pas nous aller ! » Je me fous un peu d’elle, gentiment, mais elle fait déjà beaucoup d’efforts pour parler notre langue, alors je ne la blâme pas, j’essaie seulement de l’aider à s’améliorer. C’est le mieux que je puisse faire. Je tente à nouveau de la faire rire et j’y parviens plutôt bien, c’est une bonne chose, je crois qu’on est pas nombreux à réussir cet exploit et je me sens toujours un peu au dessus de la mêlée quand il s’agit des sourires ou des rires de Paula. J’en rajoute une couche face à sa réflexion de tout à l’heure et sa réponse me fait sourire à mon tour « Je pas douter de tes talents. » Evidemment qu’elle n’en doute pas puisqu’elle y a goûté et qu’elle n’a pas été déçue. En même temps, sans vouloir me vanter, je crois qu’aucune n’a été déçue. Moi par contre c’est pas la même chose, faut dire qu’avec l’expérience que je finis par avoir, je revois mes exigences à la haute. Paula prend mon bras et nous nous dirigeons vers ce magasin de ‘dates limites’ où la brune a l’habitude d’aller faire ses courses avec son frère, mais on en a fait quelques fois les frais et je grimace un peu de me remémorer cet épisode. Mais je ne dis rien, je ferai en sorte de pas acheter n’importe quoi quitte à aller ailleurs après. J’ai tellement l’habitude de bouffer tout le temps que je préfère ne pas prendre de risques. « Au fait, c'est quoi polygamie ? Le truc elle parlait tout à l’heure. » Je ne peux m’empêcher de laisser échapper un rire amusé. « C'est méchant ? » me demande-t-elle avec une moue presque infantile. Sa manière de parler anglais li donne parfois l’image d’une enfant, et j’avoue que ça me plait, malgré tout. Je glisse ma main sur son bras pour venir chercher sa main et j’entrelace nos doigts naturellement. Je suis tactile, elle en a l’habitude, il n’est pas rare que je me glisse dans son lit la nuit et me positionne derrière elle en cuillère, une main sur son ventre pour me rendormir. « Non c’est pas méchant. Enfin, ça dépend comment on voit les choses. » Je hausse un peu les épaules avant de poursuivre. « La polygamie c’est quand tu aimes plusieurs personnes en même temps. C’est pour ça que quand elle nous a vues toutes les deux, elle a pensé que j’étais avec toi, et que je couchais aussi avec elle. Du coup elle a pas trop aimé ! » Je souris et nous entrons dans le magasin. « Mais je suis pas comme ça moi, j’aime pas tout le monde en même temps, et le jour où j’aurai une vraie histoire avec une fille que j’aurai choisie, j’irai voir personne d’autre. Ce sera elle et c’est tout. » Enfin, faudrait-il que ça arrive. Je finis par lâcher la main de Paula pour prendre un panier roulant et nous errons dans les rayons, enfournant chacune notre tour des trucs dans le panier. « Et toi, tu vois quelqu’un en ce moment ? » Paula est tellement discrète qu’il est difficile d’en savoir plus sur elle.

Le 'o' que forme la bouche de Paula continue de s'agrandir au fur et à mesure des explications jusqu'à un relâchement plus sonore. « OOOH ! » Maintenant que Jordan met les choses en perspective, c'est vrai que sa conquête n'avait pas l'air spécialement de bonne humeur. Paula avait surtout mis ça sur le compte de la façon dont on l'avait allègrement virée de l'appart pour un tiramisu (devait y avoir un peu de ça aussi). L'espace de moins d'une seconde, elle est tentée de s'excuser. Pour avoir laissé penser ça. Pour s'être accaparée Jordan. Elle sait pas trop encore. Comme sa coloc a pas franchement l'air affectée, qu'elle affiche un franc sourire même, Paula se ravise. Les excuses, ça lui ressemble pas trop. C'est que d'habitude, elle regrette rien, ou pas grand chose. Parce qu'elle s'en fout. Non seulement des gens, mais aussi des causes, ou des conséquences. Les exceptions se comptent sur les doigts d'une main. Amputée. Il y a Diego. Et puis un petit peu Jordan. Un tout petit peu. Quoi ? Se faire tripoter régulièrement (en toute innocence), ça ressert les liens.

Elles rentrent dans le magasin, et déjà, par pur réflexe mais sans y voir grand chose, Paula se met à scruter les premières étiquettes du coin de l’œil. Ça aussi, ça ne lui ressemble pas tant. En général, quand on l'invite, elle assèche un max le type ou la meuf. Là, elle fait gaffe à rien prendre de trop cher, ou de trop superficiel. « Je crois toi. Tu être une fille gentille. » Paula ne doute pas une seule seconde de la potentielle fidélité de Jordan pour sa toute aussi potentielle petite-amie. C'est juste que... Ce n'est encore jamais arrivé. En attendant, elle lui accorde quand même le bénéfice du doute.

Lorsque les mains se dénouent et qu'elles s'aventurent dans les rayons, Paula s'attelle surtout à réunir les ingrédients pour le fameux tiramisu qu'elle a (plus ou moins) promis. Mais l'oreille demeure attentive aux conversations. Et celle-ci, loin de la mettre mal à l'aise, la laisse néanmoins pantoise. Ses sourcils se froncent naturellement. « Non. Sauf si coucher, il compte. » Elle dit ça avec beaucoup de naturel, comme si ça coulait d'une évidence qu'elle seule paraît comprendre. Contrairement à Jordan, Paula n'a jamais ramené personne à la maison. Et quand on dit personne c'est personne. Ni ami(e), et encore moins petit(e) ami(e). Nada. Zéro. Le néant. Pas pour un film. Pas pour un jeu. Pas pour niquer. Même pas pour pisser. Elle n'est pas complexée. Elle n'a pas honte non plus. C'est juste qu'elle préfère garder ces choses là en dehors de l'appartement tant que ce n'est pas sérieux. « Je sais pas comment toi faire. » Gérer les gens. Leurs humeurs. Leurs chagrins. Leurs expectatives. « Les autres c'est compliqué. » C'est que Paula est casanière, vraiment très peu encline à la discussion quand elle ne connaît pas tous les partis en présence. Elle n'est pas chaleureuse non plus. Ni souriante. Ni agréable. Au final, peu de monde souhaite vraiment la fréquenter, tout comme elle préfère fréquenter peu de monde. C'est aussi bien comme ça. Sans s'en rendre compte, Paula fout dans le cadis un pot de mascarpone morrisons au lieu de son habituel galbani. « Je peux avoir du sexe, c'est pas problème. C'est après. Faut... Parler. » En fait, quand on connaît Paula, on voit directement le problème. C'est même pas qu'une histoire de barrière des langues. Elle sait simplement pas parler. Faire la conversation. Faire gaffe. Capter les trucs qu'on lui sous-entend. Il y a qu'une rare poignée d'élus. Et faut réussir à les trouver... « Vous suffisez. » Un tout petit sourire (très subtile) remplace les sourcils froncés. La coloc. Elle a pas besoin de plus.

J’aime son accent, je trouve ça trop mignon, et même si ses phrases ne sont pas toujours parfaites - elles ne le sont jamais - ça lui donne un côté exotique que j’adore. L’important c’est encore que je comprenne ce qu’elle baragouine, ce qui n’est pas nécessairement le cas quand je m’essaie à l’espagnol, mais au moins ça a le mérite de la faire rire, et c’est une victoire en soi. L’espagnole me demande la signification d’un mot et je tente, toujours par des mots simple, de lui expliquer dans ma langue ce qu’est la polygamie. Je pense qu’elle a compris et sa petit moue surprise me fait plus rire qu’autre chose. Je sens qu’elle a l’air de s’en vouloir un peu, mais c’est mon comportement qui posait visiblement problème à la demoiselle de tout à l’heure, pas celui de Paula. Et puis, tout ça ce sont mes histoires, je ne compte pas m’arrêter de bisouiller le monde entier, et de faire des câlins à mes colocs sous prétexte que j’ai une petite amie. Ce n’est pas encore le cas, mais ça arrivera peut-être un jour, même si je ne suis pas malheureuse comme je suis aujourd’hui. Je n’ai pas le sentiment de manquer de quoi que ce soit. « Je crois toi. Tu être une fille gentille. » Je souris à la jeune femme, je trouve mignon qu’elle ne cherche pas à me faire comprendre que je suis une handicapée des sentiments ou ce genre de trucs, on m’a fait le coup tellement de fois. Mais Paula est différente, et c’est en ça que je l’apprécie particulièrement, sans doute plus encore que les autres.

Une fois dans le magasin, je laisse la brune mettre ce dont elle a besoin dans le panier, après tout, je suis si nulle en cuisine que à part enfourner des plats tout prets, des paquets de gâteaux et des chips, je suis bonne à rien. Mais quand c’est cuisiné, les ingrédients sont tellement meilleurs. Mine de rien, j’essaie d’en savoir un peu plus sur elle, elle est si discrète qu’il est souvent difficile d’arriver à lui tirer les vers du nez. Nous ne sommes que toutes les deux, dans un endroit neutre, j’imagine que c’est le moment idéal. « Non. Sauf si coucher, il compte. » Je lâche un rire amusé, par les mots qu’elle emploie mais sa désinvolture surtout. Je secoue un peu la tête en guise de réponse. « Non, coucher ça compte pas. Quand on dit voir quelqu’un, c’est être avec quelqu’un, aller au cinéma, au restaurant, passer des soirées à discuter et regarder des séries à la télé, faire à manger pour l’autre et ce genre de trucs. » Ce qu’on fait toutes les deux en somme, même si on n’est pas un couple. La notion de couple est quand même bien étrange quand on y pense. « Je sais pas comment toi faire. » Je penche la tête sur le côté en la regardant, dubitative quant à ses arrières pensées. « Les autres c'est compliqué. » Cette fois je hoche vivement la tête. « Oh oui, mais c’est intéressant aussi, on apprend beaucoup grâce aux autres. » Je lui adresse un nouveau sourire. Je sais comment elle fonctionne, son besoin de se sentir en sécurité, seule ou avec les personnes les plus proches d’elle. Elle n’aime pas trop les gens et d’un côté je crois que je peux comprendre, même si moi, je suis du genre un peu trop sociable, à l’inverse totale d’elle. « Je peux avoir du sexe, c'est pas problème. C'est après. Faut... Parler. » Nouveau rire amusé, ça m ‘étonne pas d’elle, elle est sauvage. « T’es comme un petit tigre. Un bébé tigresse. Trop mignonne mais faut pas t’emmerder, et puis t’es sauvage aussi. Pour t’apprivoiser, faut avoir les pouvoirs du petit prince ! » Je ne sais pas si elle saisira la référence ou même si en Europe ce livre est aussi connu qu’ici. « Vous suffisez. » finit-elle par conclure en souriant légèrement. A nouveau je reviens chercher sa main et je m’approche pour plaquer un baiser près de ses lèvres. « Pour le moment ! » Parce que je ne doute pas qu’un jour, elle aura envie de vivre en couple, pourquoi pas fonder une famille ce genre de truc.

Nous finissons les courses sans trop tarder, avec plus de cochonneries qu’autre chose mais qu’importe, c’est moi qui paye. On aura de quoi faire pour le reste de la semaine avec ça. Enfin, j’espère. Quand je fais les courses, y’a pas grand chose sur lesquels je mets mon nom - à part mes paquets de granola - le reste, c’est pour tout le monde. Personne ne sait que je suis la proprio de l’appart, faut juste que je fasse gaffe. « Et sinon, le foodtruck ça commence à marcher un peu ? » Je sais qu’ils sont en galère de thunes, elle et son frère, et j’aimerai vraiment que ça s’arrange, pas tant pour mon loyer, ça je m’en fous, mais même pour eux, pour respirer un peu….

C'est la différence entre Paula et Jordan : leur rapport aux gens. Paula est renfermée, à la limite introvertie, Jordan est sociable et peut parler avec... Basiquement n'importe qui, sans jamais tomber en rade de sujets de conversation. C'est une qualité que l'espagnole admire. Et c'est sans doute une des raisons qui la pousse, inconsciemment, à s'ouvrir davantage à la blonde. Les choses sont faciles (ou paraissent l'être) quand elles ne sont qu'elles deux. Il faut dire que passés les débuts houleux et la première baise de circonstances, tout s'est décanté plutôt rapidement. Le bébé tigre, comme dit Jordan, relève plutôt du chat domestiqué un peu grognon et pantouflard, maintenant. C'est pas franchement le cas avec tout le monde, mais c'est au moins le cas avec sa colocataire. Et ça fait du bien, d'avoir quelqu'un d'autre que Diego.

Le contact des mains et le baiser lui étirent encore plus le sourire. « On va voir. » Paula n'est pas aussi optimiste. En réalité, elle ne croit pas en l'amour. Ou pas dans la forme qu'on lui fait prendre dans les films. Pour elle, c'est avant tout une histoire de confiance, quelque chose qui se bâtit sur le plus ou moins long terme. Il faut qu'il y ait cette entente, cette complicité amicale. Et il faut surtout trouver une personne qui en a plus ou moins la même définition ET qui la supporte, elle et son caractère de merde. L'occurrence relève du mythe. C'est pour ça qu'elle couche plus qu'elle essaye de se caser (elle essaye même pas, en fait).

Les courses terminées, les voila sur le chemin du retour. Elle se sent un peu mal à l'aise de pas avoir participé au règlement. A vrai dire, Paula se sent même de plus en plus coupable, quand elle chaparde en scred dans les placards. Le temps va, et forcément, les liens se nouent plus étroitement. « Non. » Elle répond en toute honnêteté et lâche un soupir digne des plus grands galériens. Elle songe de plus en plus à prendre un autre boulot. A temps partiel ou, s'il faut vraiment, à temps complet. Paula est prête à cumuler deux jobs pour faire vivre le rêve de son jumeau. Il suffirait d'investir dans du meilleur équipement, d'acquérir leur propre foodtruck. Elle sait que la façade de celui qu'ils louent actuellement rebute. A défaut d'avoir l'argent nécessaire, ils s'en contentent. Mais ce n'est plus assez. Et les trois mois de loyer impayés (bientôt quatre) commencent à peser. « Je demander dans des pâtisseries. Ou des restaurants. Même des boulangeries. » Paula n'a pas encore postulé. Elle envisage de le faire. Elle compte le faire, puisque les options s'épuisent. La voila qui hausse les épaules, avec une mine dépitée. « C'est mon travail en Espagne. » C'était. Elle a de l'expérience, mais aucun diplôme ou aucune lettre de recommandation pour en attester. Et avec son anglais, ça sera d'autant plus compliqué de se vendre. Mais elle y croit. Quelqu'un lui donnera bien une chance... Au pire des pires, elle finira au mcdo. Ça sera toujours ça de pris. « Mais ça pas être important. » Paula agite la main, l'air de vouloir dédramatiser pour ne pas inquiéter (importuner) Jordan plus longtemps avec ses problèmes d'argent. « Toi pas la peine de s'inquiéter. Tu as tes problèmes à gérer. Je trouver un moyen d'arranger les miens. » Elle n'a pas la force de sourire. Le rêve américain a vite pris des tournures de cauchemar, pour les jumeaux Bueno. Mais ils s'en sortiront. Comme d'habitude. Il le faut.

Paula n’est pas bavarde, et pour arriver à discuter avec elle, il faut s’accrocher. Mais j’arrive petit à petit à la faire s’ouvrir, du moins avec moi. Faut dire que nos quelques petites escapades en pleine nuit nous ont sûrement rapprochées plus qu’on ne pourrait le dire. Les courses terminées, je tente de continuer un peu la discussion en lui posant une question en rapport avec son activité. Je sais qu’ils peinent à joindre les deux bouts avec leur foodtruck, et Paula semble vouloir absolument tenir le coup pour son frère mais elle s’essouffle. Je le vois bien. D’ailleurs, sa réponse est sans appel et je fais une petite grimace en fronçant le nez pour lui faire comprendre que je compatis. Mais je ne veux surtout pas la forcer à m’en dire plus si elle n’a pas envie. « Je demander dans des pâtisseries. Ou des restaurants. Même des boulangeries. » Ça me peine un peu qu’elle ait à faire des choses dont elle n’a pas envie, sûrement parce que je n’ai jamais eu à faire ça. J’aimerai pouvoir l’aider mais je ne sais pas trop comment, je vais devoir y réfléchir. « C'est mon travail en Espagne. » Je lui souris en hochant la tête. « Ah ouais ? Je comprends mieux pourquoi tu es si forte pour faire les tiramisu ! » Mon regard pétille rien qu’en disant ce mot. Elle sait que c’est un de mes pêchers mignons, et ce n’est pas pour rien qu’elle m’a proposé ce dessert là et pas un autre. « Mais ça pas être important. » Je hausse les épaules cette fois. « Si tu as besoin d’aide, pour quoi que ce soit, tu sais ue je suis là hein ! » Je lui donne un coup de fesses en riant un peu, complices. Je veux juste qu’elle ne se sente pas trop seule. Bien sûr il y a son frère, c’est son jumeau, c’est pas juste un frère, ils sont plus proches que les deux doigts d’une main, mais j’imagine que parfois, c’est bien aussi de parler de ses problèmes avec des gens extérieurs. « Toi pas la peine de s'inquiéter. Tu as tes problèmes à gérer. Je trouver un moyen d'arranger les miens. » Je viens chercher sa main de ma main libre et entrelace nos doigts en les serrant légèrement. « J’ai pas vraiment de problème moi, enfin à part les filles qui me courent après. » Je ris un peu pour détendre l’atmosphère et nous arrivons vite à la maison. Je range les courses avec Paula et décide de lui proposer mon aide. « Bon, et si tu m’apprenais à le faire ce fameux tiramisu, hein ? » Je suis curieuse, mais surtout, j’ai envie de lui changer un peu les idée, et envie aussi de passer du temps avec elle, juste avec elle, en profiter tant que les autres ne sont pas là. « Je promets pas que je ne goûterai pas à tout mais je peux essayer de me retenir ! » Nouveau sourire, je sors des sacs ce dont nous avons besoin en fonction de l’énumération des produits qu’elle me demande. Je suis attentive à ce qu’elle me dit, même si je comprends pas toujours tout, je fais mine que tout est clair comme de l’eau de roche. Je trempe mon doigt dans le mascarpone l’air de rien mais elle me grille direct. « C’est pas moi. » Je fais une petite bouille innocente et lâche un rire enfantin avant de lui mettre de la crème sur le bout du nez. « Allez arrête de faire ton ronchon ! T'es beaucoup trop concentrée ! »

Le soutien moral que Jordan apporte à Paula l'aide beaucoup, mine de rien. Ça fait du bien, de parler de ses problèmes avec quelqu'un. D'avoir une amie sur qui compter. Parce qu'elle peut compter sur Jordan, elle le sait. Et la barrière de la langue n'empêche pas la floraison de cette alchimie. Ce qui n'est définitivement pas le cas avec tout le monde... « C'est vrai. Pas de fille résiste à ton charme. Don Juan. » Elle lui offre un clin d’œil et un petit bisou sur la joue avant qu'elles arrivent à la maison.

Les courses sont rangées, et Jordan lui propose gentiment son aide. D'habitude, Paula cuisine seule. Elle n'aime pas qu'on la dérange, et elle n'aime pas non plus devoir initier. Faut dire qu'elle n'a absolument pas la fibre pédagogue... Sauf si la pédagogie consiste à jouer les Hitler en aboyant des ordres à tout va. Mais elle veut bien faire un effort pour Jordan. C'est la seule pour qui elle ferait un effort, d'ailleurs. La présence de la blonde l'apaise, lui fait oublier une partie de ses problèmes. Même Diego n'a pas le droit de traîner dans ses pattes quand elle est derrière les fourneaux (en même temps, c'est dur de se montrer plus empoté que Diego...). « Je t'apprendre. Mais tu dévoiles pas les secrets. Sinon... » Elle laisse la phrase en suspens. L'imaginaire la finira très bien à sa place. C'est censé être comique, mais le ton ne l'est pas (il ne l'est pas souvent avec Paula, jamais en réalité). Le sourire qui point au bout des lèvres trahit tout de même sa bonne humeur. « Une bêtise, une punition, attention. » Elle connaît le mot bêtise et le mot punition par cœur... Susie et Alwin lui rabâchent tellement... « Goûter c'est une bêtise. » Elle prévient en levant un index faussement autoritaire, comme si elle imitait Doc.

Les ingrédients du tiramisu sont placés sur le comptoir par Jordan, pendant que Paula énumère et sort les ustensiles dont elles ont besoin. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, l'espagnole est très organisée quand il s'agit de cuisiner. C'est que l'activité génère beaucoup de vaisselle, et qu'elle déteste... Faire la vaisselle, justement. De fait, tout est pensé de sorte à nettoyer le moins possible... D'ailleurs, elle est en ce moment même entrain de chercher un moyen de décharger cette tâche sur Jordan... Mais chut. Et voila que Sleepy lui donne le parfait prétexte pour. Prise sur le fait, le doigt dans la mascarpone, alors que Paula avait le dos tourné, entrain de battre des blancs d'œufs.
Elle fronce des sourcils et pose le bol qu'elle a entre les mains. Le batteur électrique est pointé dans la direction de la blonde comme un flingue chargé. C'est pas moi. C'est qui alors ? Le pape ? « Je t'avoir vu. » Les bras se croisent sur la poitrine. Le batteur est toujours entre les phalanges. Mais elle n'arrive pas à garder son air moralisateur longtemps, surtout pas quand Jordan s'amuse à lui foutre de la crème sur le nez. « La cuisine c'est sérieux ! » Elle essaye dans une dernière tentative pour sauver les apparences. Sans succès. La voila qui éclate de rire (comme Paula éclate de rire, on s'entend... C'est-à-dire qu'elle éclate pas vraiment). « Je prévenir. Bêtise suivante, tu fais la vaisselle. » Elle donne une seconde chance, et fait mine de bouder : on a une réputation à tenir. « Fais-moi un bisou. Pour pardonner. » Elle n'attend pas qu'on vienne à elle pour essuyer son nez plein de crème contre la joue de Jordan. Pas très efficace, okey, mais c'est une revanche valable. Elle pose enfin son arme de cuisine et s'approche du robinet pour enlever le surplus qui lui bouffe encore le bout du pif. « Tu regarder si il reste amaretto ? » Elles n'en ont pas acheté. Paula n'achète pas d'alcool, ça coûte beaucoup trop cher. Il doit en rester un fond dans la bouteille qu'elle cache pas loin de son matelas. Souvenir d'Europe. Il n'y a que Jordan qui sait où se trouve sa planque.