Marcher n’aidait pas. Ça n’permettait pas de faire rentrer les récentes informations, lourdement tombées dans l’air, jusque dans le crâne de Jonah. Il avait la tête dure, fallait croire. Après des années passées à se construire ses propres théories, ses propres conclusions, ses propres justifications à tout ce que sa vie était devenue, peut-être pouvait-on l’excuser, de n’pas être particulièrement ouvert d’esprit à l’imprévu. Après tout, ça n’faisait pas plaisir de revoir sa vie débarquer en grandes pompes par le biais d’un stupide site de rencontre, d’une photo de profil, d’un nom bien familier, et de rien de plus impersonnel que le silence. Evelyn était revenue à New York; depuis quelques semaines qu’elle disait, tout au plus; mais le Reeve n’savait pas s’il pouvait la croire. S’il serait juste con de la croire, ou au moins une personne un tant soit peu décente, qui n’accuserait pas une personne l’ayant déçu, d’avoir tous les torts: mais qu’était-il censé faire? Après tout, c’n’était pas compliqué de comprendre pourquoi une personne ne s’donnait pas la peine d’annoncer en bonne et due forme qu’elle partait à l’autre bout du monde, que cette même personne ne s’préoccupait pas de garder contact, ou même de reprendre celui-ci une fois de retour dans la même ville où ils avaient été amis. Ç’avait été si longtemps, s’disait-il, Jonah; probablement plus pour justifier son amertume à lui, que les longues périodes qu’Evie avait passé à n’pas donner signe de vie. Elle était partie avec son Mike, elle avait failli s’marier là-bas, avoir sa petite vie; tant mieux pour elle, alors indéniablement, il semblait bien que dans ce bonheur-là, la jeune femme avait jugé qu’elle n’avait pas besoin de l’ami qui avait été dans sa vie jusque-là. C’était sans aucun doute une des leçons cruelles qu’on apprenait en premier quand on arrivait dans une grande ville comme New York, quand on commençait à côtoyer des gens, ou même quand on évoluait dans un milieu compétiteur comme le sport: les gens n’étaient pas toujours c’qu’ils laissaient voir au premier abord - Jonah, il avait juste cru pouvoir au moins toujours avoir confiance dans l’fait que si y’avait quelqu’un de différent à tout ça, c’était bien Evelyn Blake. Quel idiot; il n’avait de cesse d’osciller entre l’assurance qu’il avait été injuste avec elle aujourd’hui, et le mantra rancunier qu’elle l’avait bien mérité, après tout c’temps - alors marcher n’aidait pas. Marcher n’aidait pas à l’faire se décider, Jonah, entre ces deux extrêmes-là; il en avait marre, au fond, de s’fustiger pour toutes les femmes qui partaient du jour au lendemain de sa vie, sans vraiment s’donner la peine de faire les choses bien. Evie avait juste été la première, et Valentina n’l’avait pas faite subir qu’à lui, cette décision égoïste.

Qu’est-c’qu’il avait à se reprocher, dans tout ça?! Peut-être que si Tina s’était donnée la peine d’ouvrir la bouche pour dire ce qui n’allait pas, si elle n’l’avait pas nécessairement associé aux raisons pour lesquelles ses patrons lui refusaient une stupide promotion, les choses auraient pu être bien différentes dans leur couple. Au moins, il osait croire que la jeune femme serait toujours à proximité, ou en tout cas en ville, pour s’occuper de sa fille, ou même faire partie de sa vie d’une quelconque façon. Mais non, c’était difficile, voire même impossible, de n’pas voir Evie et Tina comme deux égoïstes qui se valaient: la seule différence, c’était qu’Evelyn n’avait pas abandonné de petite fille d’un an et demi derrière elle, mais à l’écouter, il semblait bien que la jeune femme avait déjà tout deviné de Meika, de comment elle était née, de pourquoi elle existait même. Ç’avait été la cerise sur le gâteau, sans doute, d’écouter les jugements de la Blake alors même qu’elle s’était juste cassée sans un regard en arrière - qu’est-ce qu’elle avait à dire ou à penser sur Meika? Elle qui n’avait jamais posé le regard sur la petite, elle qui n’avait jamais même été là quand elle était née, quand Tina s’était cassée et qu’il s’était retrouvé à galérer de A à Z dans tous les aspects de sa vie. Parce qu’évidemment, son ex n’avait pas choisi de plier bagages au moment le plus opportun qui soit - il avait encore eu la jambe dans le plâtre quand elle était partie, il avait encore eu devant lui, des mois de réhabilitation et rééducation pour un tant soit peu réparer son genou, avant de pouvoir décemment s’occuper de Meika par lui-même. Entre temps, il avait dû embaucher une nounou, qui avait dû être là tous les jours, et s’occuper de sa fille plus que lui-même, rien que pour que toute sa vie ne sombre pas droit dans l’abysse. Franchement alors, personne n’avait l’droit de juger quoique ce soit: certainement pas le pourquoi du comment il était père célibataire aujourd’hui, ou c’que ça pouvait vouloir dire de lui. Ses fautes, elles n’étaient pas différentes de celles de Tina - peut-être n’avaient-ils pas fait particulièrement attention niveau protection cette nuit-là, peut-être qu’elle avait oublié sa pilule, peut-être que c’était même plus compliqué que ça. Mais ils avaient accepté de garder ce bébé inattendu, à deux, et à la fin, il s’retrouvait tout seul à devoir tourner dans New York, cible des jugements des uns et des autres, et surtout, juste un pauvre type solitaire qui s’retrouvait à se prendre plus de gifles dans la gueule qu’il n’en méritait. Et dire qu’il s’en était mieux sorti en amour, à l’époque où il avait été un connard de sportif, obéissant à tous les clichés du jeune homme populaire qui se plaisait à charmer tout ce qui lui passait sous la main. Il avait connu des histoires sans lendemain, des plans cul qu’il avait appelés comme ça, sans faire attention à la décence ou à la politesse. Et puis, il s’était trop accroché à Evie, il s’était trop accroché à Tina, et tout ça s’était retourné contre lui, comme s’il était l’roi des cons.

Meika était sa salvation; il n’savait pas si ça faisait de lui c’genre de père égoïste qui vivait à travers sa gamine. Au moins, ça faisait de lui le père décent qui ne l’abandonnerait jamais, qui faisait passer ses besoins à elle avant ses besoins à lui, le genre de père qui envoyait promener la première inconnue qui croyait mieux faire que lui - une Evie qui revenait de la France lointaine avec des jugements hâtifs déjà construits dans sa tête. Lui au moins, il n’emmenait pas une nana jusqu’à l’autel pour s’taper sa soeur dans les coulisses, aurait-il pu balancer, usant des confessions de la Blake contre elle, tout comme elle avait usé de son expérience à lui, contre lui-même. Il s’en foutait, de c’qu’elle pouvait penser, tiens; elle s’était cassée, elle était partie sans un mot, en s’en foutant de tout - qu’elle continue d’s’en foutre alors. Marcher n’aidait pas à aligner ses pensées dans le bon sens, à Jonah; voilà qu’il ressassait son face à face avec la blonde plus qu’il ne le devrait. Pourtant, sans qu’il ne soit excessivement tard pour l’adulte qu’il était, il était tard pour Meika - sans doute était-il même tard pour un Zach qui aurait passé une grande partie de sa journée à s’occuper d’une petite de deux ans et demi, qui pouvait avoir sa dose de caractère. Heureusement, il arriva bien assez vite, Jonah, optant pour les escaliers plutôt que l’ascenseur: s’il faisait le con comme ça, il le regretterait bien assez vite - c’n’était pas comme si son genou pourrait totalement être réparé un jour; du moment qu’il était passé à côté de sa carrière, de toute façon, au niveau de sa jambe, peu d’autres choses avaient de l’importance. Et malgré sa soirée à lui, qui lui avait semblé être une succession de hauts et de bas, quand Zach ouvrit la porte de son appartement, il fut tout d’suite évident à Jonah, qu’il était tout aussi - voire plus - laminé que lui. « Désolé, j’viens sans doute plus tard que prévu. » il releva, Jonah, en pénétrant chez son frère, inspectant rapidement la montre à son poignet: quand on essayait de n’pas balancer tous ses ressentiments à la gueule de quelqu’un, le temps passait vite, fallait croire. Il savait qu’il suffirait juste qu’il voit Meika, qu’il la sente le serrer contre elle, pour que tout aille mieux; déjà, en arrivant à hauteur du fameux dessin que sa fille lui avait fait, Jon eut le sourire de tous les pères niais et stupides qui se complaisaient de tout et n’importe quoi. C’était juste un gribouillis, mais le jeune homme prit soin de le mettre sur un coin de la table du salon, avant de se mettre à ranger. C’était les affaires de sa fille, dans l’appartement de son frère, c’était normal qu’il s’en occupe - de toute manière, il n’irait pas bien loin sans avoir tout rassemblé; les cinquante-cinq jouets que Meika voulait emmener partout où elle allait, les crayons de couleur, les doudous, les tétines; il était habitué, à force. Il était déjà de retour dans son monde, celui-là qui se limitait si souvent à sa fille et lui, si bien qu’il lui fallut quelques secondes pour se souvenir de c’qu’il avait fait ce soir, à sa fameuse ‘soirée’. « Ouais... non, pas tellement en fait. » fallait bien l’admettre; il n’aurait jamais cru répondre avec une telle amertume en pensant à Evie, un jour. La vie était pleine de surprises, fallait croire. « Le point positif, c’est que le bar était plutôt plein, ce soir. » ça n’avait été que normal, au fond, qu’il ait donné rendez-vous à Evie dans le bar que Zach et lui possédaient - au moins, il avait pu garder un oeil sur le business, pendant que son frère gardait un oeil sur sa fille. Les rôles inversés, pour une fois. « T’as pas eu trop de problèmes, au moins? J’sais qu’avec l’été, tout ça, soit elle est crevée, soit elle est de mauvaise humeur. »  bien sûr, il ne disait pas là, qu’elle était ‘tout l’temps’ de mauvaise humeur - Meika était son rayon de soleil, celle qui l’avait forcé à sortir du lit à une époque, parce qu’il devait bien s’en occuper. Celle qui lui donnait envie de sortir du lit maintenant. Mais depuis le temps, l’absence de Valentina se faisait ressentir - Meika demandait après elle plus souvent que Jonah n’voudrait bien le reconnaître; et évidemment, qu’elle avait ses mauvais jours. Il espérait juste que Zach ne soit pas tombé sur l’un d’eux.