hate is foolish. and love is always wise.
23 janvier 1990 + L'irlandaise Sinéad O'Leary avait hésité plus de cinq ans à mettre entre parenthèses sa carrière de danseuse étoile du Scottish Ballet, rejoindre définitivement son mari et amour de sa vie à Aberdeen et lui offrir l'enfant dont il avait toujours rêvé. Plus carriériste que d'instinct maternel, Sinéad avait repoussé l'échéance jusqu'à trente-six ans, osant espérer que la lumière des projecteurs empêcherait son corps de vieillir, de s'abîmer, son talent de s'éteindre. Son temps était pourtant venu lorsqu'une déchirure musculaire mal soignée - pas soignée du tout, pour être parfaitement honnête, la danseuse ayant préféré tenter de l'ignorer longtemps et continuer de forcer dessus - mit fin à sa carrière plutôt brutalement. Evidemment qu'elle n'aurait jamais décidé d'y mettre un terme elle-même. Et sans cette blessure, probablement que la petite Moira Duncan n'aurait pas vu le jour. Mais Sinéad avait fait ses valises, rejoint Robert Duncan dans son appartement d’Aberdeen et pris une grande inspiration avant de lui annoncer de la moins romantiques des façons possibles, dans l’énergie du désespoir de son emploi perdu :
« Faisons cet enfant. » Treize mois plus tard, le 23 janvier 1990, ledit enfant était là.
8 novembre 1996 + « Cesse de grignoter tes ongles, Moira, ça ne va pas aux jeunes filles. » «
Pardon, maman. » Du haut de ses six ans, la petite Duncan fait déjà les cent pas dans les loges de la salle de spectacle. Son chignon tiré lui fait mal et elle ôte ses doigts de sa bouche pour aller chipoter à l’épingle coupable de sa gêne. Elle se fait discrète, cependant – sa mère n’accepterait pas, la douleur n’est pas une option lors d’une formation de danseuse classique, et il est hors de question de ruiner son chignon pour un pauvre petit malaise. Et Moira n’a pas le choix : elle se doit d’être irréprochable pour son premier moment de gloire. La première fois qu’elle mettra les pieds seule sur scène. Le public ne sera pas nombreux, cependant : juste ses parents et quelques membres de l’équipe technique chargée de tourner la publicité pour laquelle elle a été choisie.
« Ne t’inquiète pas », s’attendrit Sinéad qui s’accroupit pour régler le problème de chignon de sa fille,
« ça va bien se passer. » La petite sourit. La passion est en train de la gagner, bien plus que pour la guitare, bien plus que pour le théâtre et les cours de chant qu’elle suit déjà pourtant avec assiduité. Moira, en cet instant, veut devenir étoile. Comme sa maman avant elle.
26 juin 2005 + Assise sur cette chaise inconfortable, Moira se triture les doigts, tête baissée. Le regard inquisiteur de ses parents tantôt sur elle, tantôt sur le relevé de notes que sa professeure principale détaille de fond en comble, la rend triste. Elle se sent décevante. Elle se sent déçue, aussi.
« Je suis désolée, Moira, mais au vu de la situation, on n’a pas eu le choix. La décision de te faire redoubler a été unanime. » La rousse a fait de son mieux, pourtant, elle a usé de tout son temps libre pour travailler pour l’école et elle explique la situation entre deux sanglots alors que les larmes coulent sur ses joues et que celles de son père virent à l’écarlate. Elle aurait aimé être brillante. Pas forcément aussi brillante sur les bancs de l’école qu’au théâtre, à la danse ou au chant, mais que ses efforts paient, au moins.
« Peut-être devrais-tu faire un choix dans tes activités extrascolaires ? » lui propose la professeure comme si la décision était facile à prendre.
« Garder au moins une ou deux après-midi par semaine pour te consacrer à ton avenir ? » Moira secoue la tête. Il est absolument hors de question qu’elle abandonne ses rêves - son avenir - pour l’école. Devant la moue déterminée qu’elle distingue à peine sur le visage baissé de l’adolescente, la titulaire sait qu’elle a perdu la partie. Ses parents semblent perplexes également. Dans un environnement d’artistes qui ont grandi à une époque où quitter l’école et suivre ses rêves fous était bien plus aisé qu’à l’heure actuelle, il est difficile de faire passer le message.
« Ecoute, prends le temps d’y réfléchir durant les vacances. Tu es à deux doigts d’y arriver mais tu es exténuée et ça s’est vraiment ressenti sur ton travail. Dis-toi que tu es coincée ici jusqu’à ta majorité, Moira. J’essaierais de tirer profit de ces années de lycée et les terminer avec succès, si j’étais toi. Tu en es capable. » Moira grimace. Ses parents se lèvent, froids, n’osant pas défendre leur fille pour garder leur crédibilité à ses yeux mais rêvant secrètement de fermer le clapet de ce professeur qui semble incapable de voir le talent de la rousse et à quel point il serait gâché si elle venait à mettre fin à plusieurs classes. L’adolescente suit le mouvement et serre la main de la professeure, essuyant ses larmes. À la déception s’ajoute une pointe de vexation. Comment ne pas être vexée lorsqu’on vous fait comprendre que l’art ne sert à rien, en tout cas à moins que cette école ennuyeuse qu’elle méprise ?
27 janvier 2008 + « Je voulais vous le dire avant, mais j’ai pas osé. » L’adolescente vient de fêter ses dix-huit ans. Ses valises à ses pieds, elle déglutit enfin pour annoncer la nouvelle dont elle aurait dû parler bien des mois auparavant.
« Je m’en vais. A Londres. J’ai trouvé une colocation abordable et ils auditionnent bientôt à l’English National Ballet, je veux tenter ma chance maintenant que je suis majeure et… et je pars demain. Matin. » L’annonce est rapide, mal articulée. Si elle sait que ses parents n’accueilleront pas la nouvelle avec grand enthousiasme – il s’agit tout de même d’arrêter l’école au milieu de l’année pour partir à l’autre bout du pays sans avoir eu ne serait-ce que le temps d’encaisser le coup -, elle ne flanchera pas. Elle partira et ils ne pourront pas l’en empêcher puisqu’elle est à présent majeure, même si ce n’est que depuis quatre jours. Et effectivement, la nouvelle est mal prise. Les cris résonnent dans la grande maison et la rousse enchaîne les arguments. Entre son étoile de mère qui a suivi le même chemin qu’elle plus de trente ans plus tôt et son père qui continue de jouer aux punks comme un adolescent dans un garage, ils n’ont vraiment pas de leçons à lui faire. Au bout de plusieurs heures de réglages de comptes et de crevaisons d’abcès, cependant, les parents capitulent. Elle s’en ira demain, à la recherche de son avenir d’étoile.
10 février 2009 + « … que nous vous annonçons que, suite à votre audition du seize janvier, vous n’avez pas été retenue pour… ». Effondrement. Ras-le-bol. Voilà plus d’un an que Moira écume les plus grandes écoles de ballet de la capitale britannique pour s’améliorer, encore et encore. Plus d’un an qu’elle participe à toutes les séances d’auditions pour des ballets, peu importe lesquels vu que l’ENB a semblé la bouder dès son arrivée à Londres. Voilà que le rêve d’étoile s’éloigne puisqu’elle n’est même pas capable de décrocher une place dans le corps de ballet, puisque son quotidien est ponctué de petits contrats de comédienne du dimanche dans des lieux touristiques. Quelques semaines chez Madame Tussauds, quelques-unes aussi au 221B Baker Street, et puis quelques mois au London Dungeon – définitivement le job le plus drôle qu’elle ait eu à exécuter, c’est au moins ça de pris. Et entre temps, un intérim chez Starbucks. Chez Lidl. Chez Burger King. Bien loin de la grande vie d’Odette, de Giselle ou autres Sylphides. Moira soupire et déchire la lettre de l’English National Ballet. Cruelle malédiction.
The Nutcracker a pour elle une signification bien particulière, le premier ballet que sa mère ait joué en tant que rôle principal. Ne pas pouvoir y participer lui fait l’effet de la bombe de trop.
« Le ballet, c’est fini », marmonne-t-elle en retenant ses larmes. Elle attrape une bière dans le frigo. Deux. Trois. Noyer son chagrin ne l’aidera pas plus que la gueule de bois du lendemain, mais semble actuellement la meilleure des solutions.
30 mars 2011 + Première des Misérables. Il y a pire, comme premiers pas au West End. Si Moira se retrouve « simple » choriste, elle est déjà allée bien plus loin que lorsqu’elle se contentait de vouloir être étoile. Elle apprécie le monde du musical qu’elle a suivi de très près durant toute sa jeunesse, bien qu’elle ne se soit jamais réellement imaginée terminer sur une scène de théâtre. Pourtant, à présent qu’elle semble avoir réussi à s’y faire une petite, toute petite place, elle ne compte pas renoncer. Grande inspiration. Les applaudissements retentissent derrière l’épais et lourd rideau rouge du théâtre. La rousse ajuste une dernière fois son costume et les lumières jaillissent, inondant la scène. La musique retentit. C’est parti.
5 février 2012 + « Je pars », annonce la rousse, valise aux pieds, au seul de ses colocataires présent. Il y a comme un goût de déjà-vu dans la pièce.
« Déjà aujourd’hui ? » Son colocataire a toujours eu le béguin pour elle. Il ne l’a jamais avoué mais sa mine déconfite est une preuve suffisante pour Moira.
« Oui, ça a été rapide. » En un an, les rôles se sont succédés pour Moira, qui vient de terminer son dernier contrat : la doublure de Patty Di Marco dans School of Rock. Clairement pas le meilleur des contrats en terme de jours de travail, mais être choisie comme doublure rend les choses de plus en plus sérieuses. Moira a un tremplin, un beau tremplin qui lui propose plus grand encore que la capitale britannique :
« C’est Broadway. » New-York. Le même rôle, en fait, puisqu’elle a été chaudement recommandée comme étant une « doublure exemplaire ». Jouer Patty Di Marco ne la sortira pas de ses habitudes et peut-être est-ce une bonne chose lorsqu’on déménage à l’autre bout du monde.
« Je ne devais pas vous le dire avant ça, mais c’est fait. Je continue School of Rock à Broadway. Normalement. J’ai une audition dans 48h. » Elle hausse les épaules, pince les lèvres. Quitter Londres ne la laisse pas indifférente, après quatre ans. Son colocataire non plus ne la laisse probablement pas indifférente - mais à quoi bon lorsqu’on s’est voilé la face pendant des mois et qu’on s’apprête à aller vivre de l’autre côté de l’Atlantique ?
« A bientôt, du coup ? Genre… facebook et tout ça ? » Elle lui sourit tristement. Hoche la tête, le serre dans ses bras.
« Bien sûr. » Et elle referme la porte dans un mélange étrange entre bonheur infini et nostalgie. Direction New-York.
6 avril 2012 + L'audition n'avait pas porté ses fruits. New-York sans plan est une très mauvaise idée. Recherches intensives, petits boulots nuls, puis finalement une audition. Off-Broadway, une interprétation plutôt contemporaine des Misérables où Javert devient un rôle féminin. Moira est choisie pour le rôle et y rencontre Chris, son colocataire actuel.
23 janvier 2016 + Après quatre ans à se débattre, Moira met enfin les pieds à Broadway, comme doublure dans plusieurs musicals. Son passé au West End semble enfin intéressé et elle est choisie le 23 janvier 2016 pour jouer Patty Di Marco - et en être l'interprète principale, cette fois.
31 janvier 2018 + « … que nous vous annonçons que, suite à votre audition du trois janvier, vous avez été retenue pour interpréter Velma Kelly... » Consécration de quatorze semaines minimum. Chicago était un peu le rêve éveillé de Moira et lorsque sa colocataire Lexie - l'interprète de Roxie - a proposé à la rousse de se présenter à la prochaine audition tout en la recommandant chaudement, elle n'était pas très sûre. Pourtant, la voilà, avec son premier vrai rôle principal. Il aura fallu dix ans.