En rentrant dans l’appartement, Susie poussa un soupir de soulagement. Vendredi soir. C’était le weekend. Le samedi, son père se chargeait seul de la boutique et prenait son jour de repos le lundi. La journée avait été particulièrement éreintante. Non qu’il y ait eu plus de travail que d’habitude, ou qu’elle se soit ennuyée en attendant des clients qui ne venaient pas, c’était simplement une journée difficile, émotionnellement. Une date anniversaire qu’elle tentait d’oublier mais chaque année, c’était comme si le calendrier la fixait en chuchotant, « tu te rappelles » ? Oui, bien sûr qu’elle se rappelait. Comment oublier la détresse, le désespoir, l’envie d’en finir ? La culpabilité qui avait suivi ? C’était le jour anniversaire de sa tentative de suicide, et même une dizaine d’années plus tard, elle n’avait rien oublié. Même si son acte avait finalement signé sa renaissance, c’était toujours difficile de s’en souvenir. Venaient avec la honte et la mélancolie. A certaines périodes de sa vie, parfois, une envie, une pulsion presque, qui la prenait aux entrailles et lui disait, « recommence, cette fois sera la bonne ». Pas cette fois.

Habituellement, lorsque venait la date fatidique, Susie accomplissait ses tâches mécaniquement et s’empressait d’aller se coucher, quitte à avaler un somnifère en contemplant la boîte avec une certaine tristesse, tout plutôt que de réfléchir, de s’autoriser à y penser encore. Pas cette fois. Cela suffisait. Son bonheur, Susie l’avait trouvé, du moins en partie. Elle s’était reconstruite. Elle menait une vie qui n’était certes pas palpitante mais qui avait le mérite de lui convenir, de la rendre heureuse, avec toutes les surprises qu’un colocation pouvait amener au quotidien. Elle pouvait s’estimer heureuse, oui, entourée de ses frères et sœurs même si le contact était moins fréquent qu’auparavant, d’amis chers sur qui elle pouvait compter (sauf peut-être pour les tâches ménagères). Et puis il y avait Alwin, Alwin qui la faisait toujours sourire, Alwin qui était le meilleur ami qu’elle ait eu depuis bien longtemps. Peut-être bien depuis toujours. Alors lorsqu’elle claqua derrière la porte de l’appartement, Susie avait hâte de le retrouver pour enterrer définitivement derrière elle ces années à ressasser cette date et broyer du noir, elle voulait discuter, elle voulait rire, elle voulait oublier pour de bon. Prenant soin d’esquiver l’horrible chiot qui tentait apparemment d’envahir tout son espace vital dans l’appartement, Susie ouvrit la porte de la chambre qu’elle partageait avec Alwin et qui était plongée dans le noir. Elle déposa ses affaires et, surprise que le jeune homme ne s’y trouve pas, l’appela à travers l’appartement. L’un des colocataires répondit qu’il était « sur le balcon ». Drôle d’idée d’appeler « balcon » cette minuscule avancée où l’on tenait à peine à deux, mais elle l’y rejoint avec deux bouteilles de bière fraîche. Dehors, dans le ciel crépusculaire, on apercevait les premières étoiles et elles tirèrent un sourire à Susie. La blonde entreprit de s’asseoir à côté de son ami dans l’espace restreint du petit balcon, et lui tendit une bouteille. « Santé ! » dit-elle en entrechoquant les bières. Il faisait un peu frais, mais pas assez pour frissonner. Un ami, une bière et les étoiles. Qu’il faisait bon d’être en vie. « Je ne te dérange pas au moins ? Tu as trouvé un coin de calme pour fuir les tarés ? »

L'effervescence était à son comble ces derniers jours à l'appartement. Personne n'arrivait franchement à trouver le repos vu qu'il y avait toujours une fête en cours, des visites d'amis des uns ou des autres et au bout du compte, l'espace devenait trop étroit pour toutes les âmes vivantes du lieu. Alwin n'avait pas eu vraiment l'envie de se mêler à cette nouvelle ambiance qui semblait surexciter le reste de ses colocataires. A vrai dire, il restait le plus souvent de son côté, perdu dans ses rêves innocents, ses rêves des soirées qu'il avait passées avec Cody, loin de toute cette folie qui ne semblait pas le concerner. Il avait encore l'impression de nager en pleine utopie: la danseuse était devenue sa petite amie et personne dans ce monde n'était au courant de l'affaire. Alwin aurait aimé pouvoir le dire à quelqu'un mais il avait peur que cette réalité vienne ruiner ce début de relation magique qu'ils étaient en train de construire tous les deux. Pour le moment, il gardait sa bouche cousue, enchaînant les journées de travail en étant plus fatigué que la moyenne, certainement parce qu'il passait son temps à penser à sa brune plutôt qu'à faire son travail en temps et en heure. Ce n'était pour autant pas sa faute si cette jeune femme l'avait ensorcelé, il était juste perdu dans cette spirale amoureuse qui l'avait tant effrayé par le passé. Il devait faire avec, s'habituer à ce nouveau mode de vie où il restait accroché à son téléphone toute la sainte journée histoire d'avoir des nouvelles de sa belle. Il avait toujours cette peur qu'un Napoleon du coin trouve le moyen de lui subtiliser sa danseuse, encore ce fichu manque de confiance qui débarquait au pire moment. Alwin préférait le plus souvent chasser ce genre de pensées et dans ces moments là, il terminait à la cave à raconter pour la centième fois consécutive ce qui avait pu se passer lors de leur dernière soirée ensemble. La magie du moment, la beauté de cet amour fou rendait ses yeux brillants mais il restait là, à tenter de faire sa série d'abdominaux en regardant Palatine du coin de l'oeil, comme si c'était tout à fait normal de parler à sa poule.

A un moment donné pourtant, Alwin était obligé de remonter pour retrouver la civilisation. Il savait que ce n'était qu'une question de temps avant que ses colocataires ne découvrent le pot aux roses mais le jeune brun n'était pas encore prêt à assumer les conséquences de sa poule dans le sous sol. Pour ce qui était de sa toute nouvelle relation amoureuse, personne ne l'avait interrogé à ce sujet alors il considérait que c'était uniquement de son ressort. Par moments, le poids de toute cette animation lui pesait alors, il sortait faire un tour sur le petit balcon, assis sur sa chaise, téléphone à la main, à attendre un signe du destin qui pourrait lui permettre de sortir de l'appartement. Ce soir là, rien ne venait alors il restait là à regarder le ciel jusqu'à ce qu'il attende la porte derrière lui et bien vite, la silhouette blonde de Susie atterrit à ses côtés. Sans elle, Alwin serait plus ou moins perdu, elle était sa colocataire de chambre, cette amie fidèle qui était toujours là pour lui et inversement. C'était une belle amitié qui n'avait jamais connu de débordements et Daley ne put que lui sourire en la remerciant d'un signe de tête pour la bière. "Santé!" Et le ciel devant eux donnait une allure solennelle à cette échange, Alwin tournant la tête pour regarder Susie au moment où elle l'interrogeait sur sa présence dehors, malgré la fraîcheur de la soirée. "Tu m'as jamais dérangé jusque là, pourquoi ça changerait? Comme tu dis, j'avais besoin d'un peu de paix pour penser, réfléchir... Je sais pas, et toi, pourquoi le balcon? Tu vas bien?" Il se rendait qu'ils n'avaient pas pu beaucoup parler récemment, sûrement par sa faute, bien trop obnubilé qu'il était par Cody mais Alwin comptait bien se rattraper ce soir là. C'était l'occasion rêvée, eux deux sur ce balcon, une bière fraîche à la main et le ciel étoilé au dessus de leur tête.

A l’intérieur de l’appartement, la musique retentissait en faisant vibrer la fenêtre donnant sur le balcon et l’ambiance battait son plein, les rires de leurs colocataires parvenant jusqu’aux oreilles de Susie malgré la barrière formée par les vitres. Presque un autre monde. L’un d’eux avait dû inviter ses amis et les autres avaient suivi, en une énième fête qui durerait jusqu’à quatre heures du matin si aucun voisin n’appelait les flics entre temps. Susie se voyait déjà, aux aurores le lendemain, à devoir effacer les vestiges de la soirée éparpillés dans l’appartement – sans compter le ménage qui n’avait pas été fait la veille au profit d’une soirée hot-dog. Elle était déjà fatiguée rien que d’y penser, mais il fallait bien s’y faire, de toute la colocation Alwin et elle étaient les seuls que le bordel dérangeait. Dire que certains avaient l’audace de râler contre le bruit de l’aspirateur au petit matin ! Mais en attendant que le quotidien ne les rattrape, elle voulait avant tout profiter de ce moment, une pause dans la routine qui s’était installée, le temps de souffler avant que la vie ne reprenne son cours normal. D’autres auraient préféré se joindre à la fête, rire et danser jusqu’au bout de la nuit, mais elle avait préféré fuir le bruit, l’agitation. Elle préférait un moment de calme auprès de son ami. Susie posa sa bouteille le temps de s’étirer, et de réfléchir à la question d’Alwin. Pourquoi le balcon ? Parce que par moments, elle non plus n’en pouvait plus de l’effervescence constante de leur colocation, parce qu’il lui arrivait de ne pas se sentir à sa place parmi cette bande, mais qu’elle trouvait toujours sa place aux côtés de son colocataire préféré, son allié quand les autres oubliaient des articles quand c’était leur tour de faire les courses, quand la vaisselle s’accumulait et que tout le monde les ignorait quand ils rappelaient que ce n’était pas toujours à eux de nettoyer. Loin de la joyeuse bande, elle se serait sentie trop seule, tout aurait été trop triste, trop vide, mais l’activité débordante était parfois un peu trop étouffante. Surtout lorsque ses pensées devenaient trop envahissantes, elle préférait être vraiment seule que seule au milieu des autres. Ce soir, elle avait une alternative à la solitude. Elle avait un ami. « Je suppose que ça va, oui. Je crois même que ça va bien. Le balcon pour un peu de calme et puis, on voit super bien les étoiles ce soir. » Les étoiles, l’espace, l’infini. Si grand que personne n’en aurait jamais la mesure, et que Susie relativisait l’importance de la vie, de son existence, des problèmes qu’elle avait eu et de ceux qu’elle aurait sûrement encore. Une toute petite personne sur une toute petite planète, au milieu de toutes ces étoiles, de ces galaxies, de ces trous noirs, de cet inconnu. « Ca fait longtemps que j’ai pas pris le temps de les regarder. C’est fou ce qu’on se sent insignifiant face à tout ça, non ? » Elle avala une gorgée de bière avant de pointer du doigt un petit groupe d’étoiles en forme de W. « Ca, c’est Cassiopée, le W là. Tu vois l’étoile la plus brillante ? Elle fait plus de 40 fois la taille du soleil. » Ce genre d’informations n’intéressaient pas souvent les gens, mais elle ne pouvait pas tellement s’en empêcher, Susie trouvait tout cela fascinant et cela s’entendait dans son ton émerveillé.   « Ce serait drôle que les constellations aient des noms nuls. C’est toujours la mythologie ou des animaux un peu classes, comme le paon. J’aimerais bien qu’on ait une constellation du poulet ou quelque chose comme ça. » Elle pouffa de rire en évoquant cette idée. « T’es un peu comme les constellations en ce moment, tout le temps dans la lune. La tête dans les étoiles. Y a du nouveau dans ta vie, c’est à ça que tu pensais ? C’est peut-être toi, finalement, mon poulet céleste. »

Alwin avait beaucoup perdu depuis qu'il avait quitté les affres de l'adolescence. Il avait été un lycéen comme un autre, de ceux qu'on ne remarquait que peu parce qu'il préférait rester dans son coin plutôt que de grimper sur les tables de la cafétéria pour faire une annonce d'importance. De toute évidence, il n'avait jamais aimé ce monde de faux semblants et ce n'était pas franchement étonnant s'il ne s'était jamais franchement intégré à la communauté. Il avait eu deux amis, en tout et pour tout. Pourtant, même eux avaient fini par le trahir parce que c'était ce qui arrivait toujours avec les gens qui faisaient partie de son entourage. A croire que Daley était pire qu'une malédiction à lui tout seul, en tout cas, il attirait le mauvais karma. Qui pouvait se targuer d'avoir été utilisé pour se rapprocher de son meilleur ami? C'était cruel comme manière d'agir mais c'était bel et bien ce qui était arrivé alors, le coeur d'Alwin s'était refermé en conséquence. Depuis, il avait relativement fait cavalier seul, atterrissant dans cette colocation par besoin d'économiser un peu d'argent avant de s'envoler de ses propres ailes. Au bout du compte, il ne regrettait pas du tout sa décision parce qu'il s'était fait de véritables amis en habitant dans cet appartement bondé. Il n'y avait jamais de place pour le silence, c'était toujours la folie qui primait chez eux et Alwin avait peut être besoin de cela pour se remuer un tant soit peu. Il aurait fini par s'encroûter autrement et ce n'était décidément pas une bonne chose quand on avait seulement vingt deux ans. Cela dit, il était aussi temps qu'il prenne un peu de temps en dehors de cette ambiance de feu, Alwin avait juste besoin de collecter ses neurones pour réfléchir à ce qu'il allait bien pouvoir faire dès le lendemain. Sa vie prenait un tournant nouveau parce qu'il avait rencontré Cody et que tout avait l'air beaucoup plus beau depuis. En tout cas, lui était devenu bien plus rêveur, ne pensant plus nécessairement aux tâches ménagères laissant la maison sans dessus dessous malgré la désapprobation de Susie. Tout partait en fumée parce qu'Alwin n'y était plus. Il ne cuisinait plus, ne faisait plus franchement les courses, au contraire, il restait dans son coin à rêvasser sur tout ce qu'il était en train de vivre avec sa belle danseuse.

Personne ne pouvait comprendre ce qui se tramait dans son cerveau malade et pourtant, Susie était là pour essayer, comme toujours. Depuis qu'il avait emménagé dans le coin, la blonde avait toujours été la personne dont il s'était senti le plus proche, certainement parce qu'elle avait la même vision que lui de la vie et des règles. Ils passaient pour les deux gros chieurs de la colocation mais il en fallait bien pour qu'ils puissent tous conserver un toit au dessus de leur tête. A l'heure actuelle, Susie était la seule survivante, Alwin se terrant sur le balcon en attendant que le temps passe. Il attendait juste le moment où il retrouverait sa danseuse, loin de toute cette agitation et ces fêtes enchaînées qui lui donnaient une bonne migraine. Heureusement, son amie était là pour le ramener sur terre, à moins que ce ne fut pour l'entraîner dans les étoiles. Daley ne put que lever les yeux au ciel quand elle parla de cette galaxie infinie. Il connaissait énormément de choses sur les affaires scientifiques de ce monde, ayant passé son temps la tête plongé dans les livres jusqu'à récemment. Alors, Susie ne lui apprenait pas grand chose mais il hochait tout de même la tête avant de laisser un léger filet rieur s'échapper d'entre ses lèvres. Elle lui ressemblait, toujours à laisser sortir la moindre bêtises qui lui torturait les neurones, c'était certainement une des raisons qui les rapprochaient, entre autres. "Tu sais que j'me suis toujours senti insignifiant sur la terre ferme alors face aux étoiles, c'est sûr que bon... Mais ouais, le ciel est passionnant." Il n'avait pas besoin de demander plus de détails sur Cassiopée ou d'autres étoiles avoisinantes. Il se contentait de tourner le regard vers Susie avec un sourire collé à ses traits innocents. "Si on arrive à en découvrir une, je propose qu'on la nomme la constellation du poulet, ouais... Histoire de changer tous ces vieux clichés là." Ils en seraient capables, nommer une étoile comme on nommait un vieux post it, tout un programme. Cela dit, ce n'était pas pour tout de suite. Non, à l'heure actuelle, ils se devaient de parler, ce qu'ils n'avaient pas pu faire récemment. "Ton poulet céleste... J'crois que j'ai jamais eu un surnom aussi magique, j'achète!" Il riait encore parce qu'avec Susie, il ne pouvait jamais en être autrement. "Désolé, c'est vrai que je t'ai pas beaucoup aidé dans la coloc' récemment, comme tu dis je suis un peu dans mes rêves mais faut pas t'en faire, je compte pas t'abandonner pour autant. J'ai loupé beaucoup de choses?" Que ce fut dans la vie de la jeune femme ou dans l'appartement, Alwin avait tout de même envie de savoir, question de principe.