Les derniers jours ont été loin d’être de tout repos. Le travail, le manque de tes enfants, le manque du brun qui partageait ta vie, jusqu’à présent, les procédures longues et complexes pour le divorce. Ce soir, tu as juste besoin de t’aérer la tête, de te vider l’esprit. De ne penser à rien. Pourtant, la bouteille de bourbon posée sur la petite table basse du salon ne semble pas étancher ta soif de tranquillité. Tu l’abandonnes donc à son misérable sort et traînes ta carcasse jusqu’à la cabine de douche où tu laisses l’eau se déverser sur tes larges épaules. La chaleur ne tarde pas à se répandre dans la pièce, en une fine particule de vapeur, de buée se déposant sur la glace de la salle-de-bain. Tu savoures cet instant où tes pensées se concentrent sur les sensations et oublies, l’espace de quelques minutes, les sentiments, les problèmes, les doutes et les craintes. Le savon embaume la pièce d’une douceur d’opium qui parfume ta peau. Moment de trop courte durée à ton goût. Enroulé dans une serviette de bain, tu te sèches puis troques ta nudité pour un jean et un sweat à capuche. Tu abandonnes aussitôt ton bureau sur le quel s’entassent d’innombrables scénarios, pour attraper tes effets personnels et quitter ton appartement.

La nuit est déjà tombée sur la ville. Le nez fourré dans tes corrections, tu n’as pas vu la journée se dérouler sous tes yeux inattentifs. Le temps s’est écoulé sans que tu ne t’en sois aperçu. Un soupir s’arrache à toi alors que tu glisses une cigarette entre tes lèvres sèches. Tu ne sais pas ce que tu fais dehors à une heure pareille. Le briquet embrase le tube de nicotine, libérant alors une fine fumée blanche. Le goût acre du tabac se dépose sur ta langue et dans le fond de ta gorge. Une addiction qui s’est joué de toi depuis ton adolescence. La fraîcheur du soir s’infiltre sous tes vêtements. Tu remontes le col de ton pull sur ton cou, tes yeux se posant sur le monde alentour. Aussi étrange que cela puisse paraître, les rues sont presque désertes. Seules quelques groupuscules s’élancent dans les rues. Ils rigolent, plaisent et ignorent ta présence. La faible lumière offerte par les lampadaires ne leur donne sans doute pas les moyens de t’apercevoir. Tu continues ta route, empruntes des chemins inconnus pour atterrir devant un petit cinéma du quartier, isolé de toute l’agitation du centre-ville. Le petit théâtre moderne se cache à l’abri des regards, derrière une façade qui n’attire pas l’œil. Homme perdu observant les programmes de la nuit.

Les séances ne proposent rien de ce que l’on pourrait voir dans les grandes chaînes de cinéma, avec une dizaines de films récents à l’affiche. C’est même tout le contraire. Ce minuscule cinéma indépendant ne comprenant que deux salles ne fait que dépoussiérer de vieux classiques pour la soirée. Tu te faufiles silencieusement vers le comptoir où tu achètes un seul et unique ticket pour le premier film ayant attiré ton attention. Place en main, tu te faufiles dans la salle plongée dans la pénombre et t’installes au dernier rang. Toutes les autres sièges sont vides, te laissant en tête à tête avec ta tendre solitude.

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Tu l'as revue. Elle est passée à la télé. Tu n'arrives pas à lui échapper. Cela fait quoi, cinq, six ans maintenant que tu as mis un terme à votre relation ? Ou alors c'est elle. Tu ne sais pas vraiment. Tu n'aurais peut-être pas du lui poser un ultimatum et faire tes bagages à la seconde où elle a passé la porte. Malgré tout ce temps, elle te hante encore. C'était difficile avec elle, la peur de l'engagement quelle merde! Mais pourtant tu l'aimais, tu avais confiance en elle et elle a réduit tout ça en cendres. Maintenant tu étais incapable de te livrer complètement, tu le refusais. Et c'était sa faute à elle. Elle qui était devenue actrice et qui jouait dans une émission débile policière qui visiblement faisait un carton à la télé. Tu ne pouvais pas lui échapper. Ta colocataire n'était même pas là pour te distraire de ton passé. Alors tu pris ton sac et tu partis en direction du centre-ville. A vrai dire tu ne savais pas bien où aller, tu ne savais pas vraiment quoi faire. Tu te laissas porter sans vraiment y penser, tu laissais tes jambes faire tout le boulot et laissais ton esprit au repos quelques instants. Finalement tu te retrouvas devant un vieux théâtre, le genre qui ne passe que des vieux films ou des films d'auteur étrangers seulement disponibles avec des sous-titres. Tu venais ici assez régulièrement en fait, tu adorais ce genre de films, depuis toujours. Et encore plus maintenant que ton ex s'était lancée dans une carrière d'actrice. Au moins là, devant ces vieux films, t'étais sûre de ne pas tomber sur son visage. Alors tu entras. Deux films étaient à l'affiche ce soir: le septième sceau, un film suédois de 1957, ou alors Citizen Kane de 1941. Ton choix fut vite fait. Tu pris ton ticket et te dirigeas dans la salle 2, prête à admirer Orson Welles sur grand écran. La salle est vide. Du moins c'est ce que tu crois au début, tu remarques finalement une ombre dans le fond de la salle. Vous êtes donc deux, prêts à regarder ce grand classique. Tu hésites une seconde mais finalement tu montes au dernier rang et t'installes à quelques sièges de l'homme. Tu éteins ton téléphone et reste silencieuse un long moment avant de finalement te tourner vers le second spectateur. "Vous croyez que d'autres personnes vont arriver ? Un grand classique comme ça mérite plus d'audience, c'est dommage aujourd'hui tout le monde préfère les stories snapchat et les vines plutôt que les vieux films qui sont pourtant si... majestueux." Tu parlais beaucoup, t'étais une pipelette, une fille ouverte et extravertie, t'avais pas vraiment de gêne ou autre. Tu partais du principe que si tu ne faisais ou ne disais pas quelque chose tu pourrais le regretter, alors tu ne te retenais pas. Et tu ne regrettais pas. "Oh, je m'appelle Ivy au fait." fis-tu pour te présenter, tendant ta main à l'inconnu tout en venant t'asseoir à côté de lui. "Ca vous dérange pas si je m'installe ici pas vrai ?" demandas-tu plus pour la forme, étant donné que tu étais déjà installée.

Dans cette salle obscure, le temps semble s’arrêter. Ce soir, il n’y aura pas de publicités ennuyantes et lassantes. Juste un vieux film que tu as choisi au hasard. Juste un vieux film pour te faire oublier l’image d’un homme et le manque d’enfants dans tes pattes. Autrefois, tu pensais que ta vie ne pouvait pas être plus idyllique qu’elle ne l’était. Tu ne manquais de rien. Tu avais un époux aimant, des gosses riant à chaque instant dès que tu rentrais du travail, ou bien lorsque tu venais les chercher à l’école. Tu avais tout pour toi. Et le temps a dégradé ces jolis souvenirs. Il s’est emparé de votre vie de famille et a tourmenté ton âme, lentement, sadiquement, jusqu’à ce que tu commettes l’irremplaçable. L’homme avec lequel tu partageais sa vie te semblait alors distant, froid, comme si l’amour pour ton être devenait inexistant alors que le temps s’égrainait d’une lenteur extrême sur l’horloge de la cuisine. Tes angoisses et ton manque affectif ont causé ta perte. Ton profond problème de communication n’était pas en reste. Alors un soir, dans un bar, tu t’es laissé séduire par le premier venu. Le premier homme que tu as croisé et qui s’est intéressé à toi, qui t’a porté un minimum d’attention. Tu t’es fait avoir. Tu as succombé à son charme tandis que ton propre mari te délaissait. Les démarchages du divorce ont été longues. La garde des enfants t’a été retiré parce que t’as voulu joué au con avec Milo. Et tu en paies les frais, désormais.

Tes pensées se jouent encore de toi. Fixant l’immense écran inanimé, tu te laisses dompter et affaiblir par des sentiments, des remords et des regrets que tu ne peux plus supporter. Les insomnies se font nombreuses, ces derniers temps. Elles deviennent une part entière de ton être et ne veulent plus te quitter. Anna et Gabriel s’imposent sans cesse à toi. Dès que tu poses ton regard sur tes bibelots, dès que la solitude de ton appartement te fout le cafard. Horrible sensation. Vide, ton attention se porte rapidement sur la fine silhouette entrant dans la salle et s’avançant vers toi. Cette dernière s’installe à quelques fauteuils de toi. Sa voix résonne bientôt à tes oreilles. Le silence ne sera pas au rendez-vous, ce soir. Néanmoins, sa remarque lui vaut un sourire. Un si jeune bout de femme qui s’intéresse à autre chose qu’aux réseaux sociaux, et partageant le même point de vue que toi, qui plus est ! Tu tournes la tête vers elle. « Je n’en sais rien. Je suis arrivé ici par hasard. Je ne savais pas qu’il y avait un cinéma indépendant dans le coin. Les classiques racontent une histoire, dans tous ses aspects, les bons comme les mauvais. Autant du point de vue technique, que scénaristique. C’est ce qui fait leur force, encore au jour d’aujourd’hui. » Tu tends alors ta main et serres la sienne, avec un maigre sourire au coin des lèvres. « Tyler. Tu peux t’installer où tu veux. » Et ce, quand bien même la salle soit suffisamment grande pour que vous vous soyez ignorer du début jusqu’à la fin de la projection. « C’est étonnant qu’une femme aussi jeune s’intéresse à ces vieux films. » admets-tu. « Une préférence pour les classiques plutôt que pour les blockbusters ? »

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Tu écoutais cet inconnu te raconter qu'il avait découvert cet endroit par hasard, puis te raconter en quelques mots comment il voyait les vieux films. Tu ne pouvais qu'être d'accord. Les films d'aujourd'hui étaient superficiels, ils ne s'attardaient que sur des aspects sociétaux pseudo branchés. Et puis tout le monde suivait les modes, ça avait le don de te taper sur les nerfs. Il y avait eu la période vampire, puis la période pseudo-érotique et puis en ce moment c'était la grande mode du gay-power. Alors que les vieux films, ils racontaient une vraie histoire sans s'attarder sur les looks, la société, les modes ou quoi que ce soit, en regardant ces films tu avais l'impression de t'évader véritablement et ça faisait vraiment du bien. "J'adore ta façon de voir les vieux films, Tyler" dis-tu en souriant, appuyant sur son nom maintenant que tu le connaissais. "Ce cinéma est géniallissime, ils ne passent que des vieux films ou alors des trucs indépendants mais c'est assez étrange ces trucs là je préfère me cantonner aux vieux films." lanças-tu en te renfonçant dans ton siège. "C’est étonnant qu’une femme aussi jeune s’intéresse à ces vieux films. Une préférence pour les classiques plutôt que pour les blockbusters ?" Tu lanças un petit regard à Tyler, hésitant à lui dire la vérité. Après tout t'avais pas grand chose à craindre, excepté penser à ton ex. Alors bon, pourquoi tout garder secret ? "J'ai toujours adoré les vieux films, depuis que je suis toute petite. Surtout les films d'horreurs et les grands classiques je sais pas je trouve qu'il y a une beauté dans ces films qu'on ne trouve plus aujourd'hui..." Tu inspiras profondment avant d'ajouter. "Et puis mon ex est actrice, alors dans les vieux films je suis sûre de pas tomber sur elle même comme figurante. Mais c'est surtout parce que je trouve que les vieux films sont plus "authentiques". Tu vois c'que j'veux dire ? "

Doucement, tu lui rends son sourire. D’ordinaire, tu n’aurais certainement pas répondu à ses tentatives de discussions, aussi sympathiques soient-elles. Tu te serais contenté de changer de place sans prononcer un mot, fixant l’écran en toile blanche de tes grands yeux bleus céruléens. Tu l’aurais ignoré quand bien même la jeune femme aurait insisté auprès de toi pour entendre le son de ta voix. Parfois, tu te surprends à détester cette personne que tu es. Tu ne peux t’empêcher de penser que si tu avais été différent, les choses se seraient passées autrement avec ton ex-époux. Et cette simple idée ne te lâche plus. Elle te hante quotidiennement, surtout lorsque la solitude de ton appartement déteint sur ton âme seule, lorsque l’alcool donne un peu de chaleur à ton gosier. Cette dernière sensation aurait pu te manquer si la compagnie de la jeune femme n’avait pas été si plaisante. Ton esprit peut se focaliser sur tout autre chose que sur ce liquide ambré. « Certains films indépendants sont brillants. Mais pas tous, en effet. » lances-tu, avant de laisser échapper un maigre rire. Rire qui sonne pourtant faux. Dans le fond, tu n’as toujours pas le cœur à rigoler, cette nuit. Parfois, ton âme se noircit en pensant que tu ne pourras plus jamais rire aux éclats, si ta tendre petite famille ne te revient pas. Milo, Anna, Gabriel. Trois anges que tu as perdu par ta propre et unique faute. Vérité qui devient plus intense chaque jour qui passe. Tu secoues la tête, revenant dans cette minuscule salle de projection. « Je comprends parfaitement ce que tu ressens, oui. » Toi aussi, tu es là pour fuir les images de ton ex, bien que celui-ci ne soit pas acteur. Fort heureusement pour toi, homme vivant dans ce milieu. Le voir au quotidien sans pouvoir l’approcher aurait été une véritable torture. « A deux ou trois détails près, j’suis là pour les mêmes raisons. » soupires-tu au bout de quelques longues secondes de silence. « J’dois admettre que c’est véritablement rare de rencontrer des personnes appréciant ces films. » Et la salle vide en était témoin. « Tu connais celui-ci ? » dis-tu en désignant l’écran d’un signe du menton.

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Tu étais vraiment heureuse de tomber sur quelqu'un qui aimait les vieux films et qui n'était pas un hipster qui suivait la mode du moment. Les hipster, ce que ça pouvait t'énerver ! Ils mangeaient des graines de quinoa et des plats vegan bio et sans gluten, se laissaient pousser la barbe et mettaient des bonnets, parce que c'était la mode. Mais bon, c'était pas le sujet et puis au fond cétait pas important. "Ah les peines de coeur..." murmuras-tu simplement. Elle était partie depuis des années, et pourtant elle avait toujours de l'emprise sur toi et ça ça t'énervait vraiment. Tu aurais voulu passer à autre chose, ne plus penser à elle, à ce que vous aviez vécu, à comment ça avait fini et pourtant... Des années, et tu étais incapable d'avoir une relation sérieuse depuis elle. "Ca fait plaisir de trouver quelqu'un qui aime ce genre de films, en effet c'est rare alors désolée mais je risque de plus te lâcher!" t'exclamas-tu en laissant échapper un rire. "Oui, c'est un de mes préférés ! L'histoire de Charles Kane qui meurt dans son manoir et laisse échapper un mot: Rosebud. Et tout le monde se demande ce que c'est et un détective est mis sur l'enquête enfin bref tu vas vite voir !" Sur ces mots le générique se déclencha. Dans quelques instants le film commencerait et tu ne pouvais pas être plus excitée! Quelques minutes plus tard toutes les lumières s'éteignirent et le film débuta. Tu étais comme hypnotisée par le film, tu ne pensais plus à rien, tu oubliais tout en regardant les images défiler les unes après les autres. Deux heures plus tard, le générique de fin défilait et les lumières se rallumaient. Tu te tournas vers ton comparse de la soirée. "Alors ? T'en as pensé quoi ?" demandas-tu alors que ton ventre criait famine. "Hé, ça te dit d'en discuter autour d'un burger ou d'un tacos ou n'importe quoi d'autre ? Doit y avait cinquante restos ouverts dans le quartier." proposas-tu gentiment.

Les peines de cœur, oui. Certaines sont bien plus douloureuses que d’autres, parfois plus longues, faisant ressortir toutes les mauvaises choses secrètement enfouies au plus profond de nous. Elles laissent d’immenses cicatrices sur nos pauvres âmes déboussolées et tristes. On dit que le temps guérit toutes les blessures, pourtant, quelques plaies ne peuvent être soignées. Elles ne peuvent être oubliées. Elles ne le seront sans doute jamais. Les remords et la culpabilité creusent toujours plus loin pour les laisser s’infecter à l’air libre. Les souvenirs se complaisent dans cette souffrance et s’imposent à l’esprit de la manière la plus cruelle qui soit. Les jours avancent, mais la douleur reste. Perdre le grand Amour de sa vie nous plonge dans l’obscurité. Rien ne peut changer cette détresse permanente. Et bien sûr, tu ne peux t’empêcher de penser à Milo. Il te manque terriblement. T’as agis comme le pire des enfoirés, il t’a quitté. Un scénario logique mais que tu réfutes. Que tu ne veux pas accepter. Et que tu refuseras d’accepter quoi qu’il t’en coûte. La jolie demoiselle te ramène dans la salle de cinéma un court instant avant que le film ne commence enfin. Tu lui offres un sourire, acquiesçant à chacun de ces mots. Tu ne doutes pas un seul instant de ce qu’elle vient de te dire. Aussi passionnée, elle doit savoir de quoi elle parle.

Le film a été formidable. Du début, jusqu’à la fin. Un mot où le reste n’avait pas d’importance, seul le scénario, les dialogues et le décor comptait. Seule l’histoire du film avait une importance quelconque à tes yeux. Tu ne réfléchissais plus. Tu te laissais porter par l’intrigue de ce vieux classique. Vieux classique qui ne vieillit pas. « C’était superbe. » réponds-tu avec un sourire. Et en regardant son expression satisfaite et son large rictus, tu n’as pas besoin de lui retourner la question. « Avec plaisir, j’en ai connais un super, pas très loin. Je te l’offre. » La soirée se défile alors, vos estomacs se remplissent alors que les discussions s’enchaînent sans aucun mal. Tu termines ton repas et tu lui glisses ton numéro de téléphone. Cette jeune femme est tellement intéressante, elle vide ton esprit de ce mal qui te hante. Elle te change les idées sans même qu’elle en soit consciente. Présence revivifiante. Peu importe l’âge qui vous sépare, tu te promets de la revoir dans très peu de temps. Une amitié n’a pas d’âge.

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